Tabac : un fléau contre lequel la France s’empêche de lutter efficacement*

(*Article paru dans le journal Le Monde (26 novembre 2023))

Le tabagisme tue plus de 200 Français par jour, ce qui en fait la première cause de mortalité et de cancer évitables en France. Malgré des efforts conséquents, la France affiche des résultats nettement inférieurs à ceux des États-Unis dans sa lutte antitabac.

Notre pays devrait s’inspirer de la stratégie américaine, fondamentalement différente, mais aussi simple qu’efficace : condamner les multinationales du tabac à verser de copieux dommages punitifs et financer massivement des campagnes de prévention en milieu scolaire.

Les Français fument bien plus que leurs voisins. Selon l’OMS, la proportion de fumeurs parmi les plus de 15 ans dépasse un tiers en France, tandis qu’elle varie entre un cinquième et un quart dans les pays limitrophes (Allemagne, Belgique, Italie, Luxembourg, Monaco et Suisse), à l’exception d’Andorre et de l’Espagne, où le taux se situe entre un quart et un tiers. La proportion de fumeurs dans l’hexagone excède par ailleurs de près de 40 % la moyenne des pays de l’OCDE. Si bien qu’on attribue au tabac le décès d’un Français sur huit, et qu’on estime qu’un fumeur sur deux succombera de sa pratique. Même au cours de l’année 2020, plus de Français sont morts du tabac que du Covid-19, et les victimes étaient en moyenne plus jeunes.

Ce sombre tableau ne découle pourtant pas d’un manque d’engagement national dans la lutte antitabac. Notre pays mène des campagnes de prévention, finance des services d’aide au sevrage, interdit la publicité et la consommation dans les lieux publics clos, et impose la neutralité des emballages. De plus, il se démarque par une taxation extrême (environ 85% du prix total d’un paquet de cigarettes).

Contrairement à une idée reçue, les taxes sur le tabac ont un impact limité sur son usage. Bien qu’une corrélation existe entre la consommation de tabac et son prix, celle-ci n’est pas aussi nette qu’on pourrait le croire. En témoigne le fait que les Français fument bien plus que leurs voisins, même si le prix de leurs cigarettes est jusqu’à deux fois plus onéreux. Ce phénomène est également observé aux États-Unis, où bien qu’un paquet de cigarettes coûte deux fois plus cher dans l’Illinois qu’en Californie, la proportion de fumeurs y est 40 % plus élevée.

Les taxes sur le tabac se justifient toutefois pour financer la santé publique, bien que la plupart des Français pensent à tort que la vente de tabac rapporte davantage à l’État qu’elle ne lui coûte. Cette autre idée reçue est démentie par les analyses économiques, qui révèlent que les dépenses de soins liées au tabac excèdent chaque année de plusieurs milliards d’euros les recettes fiscales et les économies de retraites non versées aux personnes décédées prématurément.

Comme souvent avec les drogues, le problème réside davantage dans les mentalités que dans les prix. Les États-Unis en ont pris conscience et ont radicalement changé de culture. Le pays, dont les affiches publicitaires de l’après-guerre illustraient des hommes en blouse blanche vantant les bienfaits du tabac, multiplie les procès depuis des décennies. À la fin des années 1990, lors d’un accord historique, les multinationales acceptent de verser plus de 200 milliards de dollars sur 25 ans aux 46 États réclamant le remboursement de leurs dépenses de santé. Ces fonds financent notamment des campagnes de prévention en milieu scolaire, parvenant à des résultats significatifs : la proportion de fumeurs chez les lycéens chute de 23 % en 2000 à 4,6 % aujourd’hui.

Cet accomplissement s’inscrit en vif contraste avec la France, dont on estime que près d’un tiers des lycéens fument encore, et où les cigarettiers sont exempts de toute inculpation. De nombreuses associations de victimes aimeraient pourtant bien assigner en justice les firmes qui, dans une recherche cynique du profit, commercialisent des cigarettes auxquelles elles ajoutent volontairement des substances chimiques à fort pouvoir d’addiction, mais extrêmement toxiques. De manière regrettable, leurs avocats restent découragés par la charge de la preuve du droit français, où il incombe au plaignant de démontrer que la cigarette est la cause de son cancer. Ce qui en l’état actuel de la science est impossible. Face à un fumeur malade d’un cancer des voies respiratoires, il suffit aux avocats des cigarettiers d’évoquer d’autres causes potentielles, comme la prédisposition génétique ou l’exposition à l’amiante, au radon, ou aux gaz d’échappement des moteurs diesel, pour forcer les magistrats à abandonner les poursuites.

Outre la charge de la preuve, d’autres raisons expliquent l’impunité française des producteurs de tabac. Malgré le risque 10 à 15 fois plus élevé de cancer du poumon pour les fumeurs selon les études épidémiologiques, regrouper les malades pour faire valoir un effet statistique est entravé par une impasse juridique additionnelle du droit français. La Caisse primaire d’assurance maladie de Saint-Nazaire a tenté cette approche en poursuivant Philip Morris et trois autres grands cigarettiers, pour recouvrir les 18,6 millions d’euros de soins remboursés à un millier de malades du cancer.  Hélas, la plainte a été jugée irrecevable en 2003, au motif que la Sécurité sociale ne peut pas représenter ses assurés en justice. Un verdict confirmé par la Cour d’appel en 2006.

Notre justice gagnerait à faire usage de dommages punitifs, quitte à s’en servir comme menace pour obtenir des accords avec les inculpés. Les montants ainsi collectés pourraient contribuer à couvrir une partie des coûts sociaux liés à certains scandales industriels, dépassant le cas du tabac. Alors qu’aucun euro n’a été versé en France, les montants versés aux États-Unis par Bayer pour l’affaire du glyphosate et par Volkswagen pour les moteurs diesel truqués surpassent chacun le budget français annuel du ministère de la Justice.

Pour conférer à notre pays les moyens d’une stratégie de lutte antitabac éprouvée outre-Atlantique, le législateur devrait réformer les textes de loi de la République. Différentes modifications du code napoléonien peuvent être envisagées, notamment l’instauration de dommages punitifs sévères pour sanctionner les industriels qui mettent sciemment la vie des consommateurs en danger. Cela passe par l’étendue du préjudice corporel dans le domaine de la consommation, au-delà des produits de santé délivrés sur ordonnance médicale. Il conviendrait enfin de délier les mains des autorités publiques, en accordant à la Sécurité sociale le droit de représenter ses assurés en justice, ou celles des particuliers, en allégeant le fardeau de la preuve qui pèse sur les victimes.