(*Article paru dans le journal Le Monde (22 novembre 2024))
A l’heure des débats sur la répartition des 60 milliards d’euros d’effort budgétaire, une proposition reste absente : recourir aux dommages « punitifs » pour ponctionner les multinationales qui mettent en danger la santé des consommateurs ou l’environnement.
Les dommages punitifs, également appelés dommages « exemplaires », visent à sanctionner un comportement particulièrement fautif ou répréhensible. Ils peuvent être nettement supérieurs aux dommages « compensatoires », qui ont pour objectif d’indemniser une victime pour ses pertes réelles. Aux Etats-Unis, leur montant considérable confère un fort pouvoir de négociation aux autorités publiques.
Dans le scandale des moteurs diesel truqués (« dieselgate »), Volkswagen a ainsi proposé de verser 15 milliards de dollars (14 milliards d’euros) en échange de l’arrêt des poursuites. La facture totale, qui inclut non seulement les amendes civiles et pénales, mais aussi le rachat (de 5 000 à 10 000 dollars par véhicule), la réparation et l’indemnisation des clients, a dépassé 25 milliards de dollars en 2018, dont plus de 4 milliards ont directement alimenté les caisses publiques américaines. La France, où le nombre d’automobiles trafiquées était environ le double, n’a pas récolté 1 euro du constructeur à ce jour. Et pour cause : les dommages punitifs sont inexistants dans la loi française, et les dommages compensatoires sont en pratique fortement réduits.
Chaque année, grâce à un arsenal juridique qui lui confère une position avantageuse dans les négociations, la justice américaine obtient des entreprises fautives des paiements colossaux, dont une partie est utilisée pour renflouer les budgets des instances publiques. En 2023, la bourse d’échange de cryptomonnaies Binance a accepté de verser 4,3 milliards de dollars pour mettre un terme à des poursuites pour blanchiment d’argent. En 2022, trois distributeurs pharmaceutiques et le fabricant Johnson & Johnson, impliqués dans la crise des opioïdes, sont convenus de débourser 26 milliards de dollars.
Rapport de force
Pour apaiser les avocats inquiets de l’impact de cette sanction sur la trésorerie de leurs clients, le ministère de la justice a concédé d’étaler les règlements sur presque deux décennies. Il en fut de même à la fin des années 1990 lorsque l’industrie du tabac s’est engagée à verser plus de 200 milliards de dollars sur vingt-cinq ans pour indemniser 46 Etats de leurs dépenses de santé liées à la cigarette.
La France, où le tabagisme constitue la première cause de décès évitable et tue plus de 200 personnes par jour, pourrait faire valoir une copieuse facture en dépenses de santé. Hélas, notre cadre juridique place les entreprises fautives hors de portée des tribunaux de la République. Si bien que nous n’avons pas du tout le même rapport de force avec elles.
En témoigne la convention judiciaire d’intérêt public que Nestlé Waters a conclue, en septembre, avec le parquet d’Epinal pour clore l’affaire des eaux minérales contaminées. Tandis que les autorités se félicitent que l’amende de 2 millions d’euros représente un record dans le domaine environnemental, plusieurs associations à l’origine de la plainte déplorent le montant dérisoire par rapport à l’ampleur de la fraude, ainsi que le message d’impunité qui en découle.
Nous pouvons effectivement nous interroger sur le caractère punitif de cet accord. Le cours boursier du géant suisse de l’agroalimentaire n’a guère vacillé autour de cet épisode, pas plus qu’en 2022 lorsque ses pizzas surgelées de marque Buitoni ont causé la mort de deux enfants et en ont contaminé 48 autres avec la bactérie Escherichia coli.
A titre de comparaison, le cours de l’action du chimiste Bayer avait dévissé de près de 40 % en 2020, après que ce dernier eut ratifié une sanction avoisinant 11 milliards de dollars pour mettre un terme à trois quarts des litiges concernant le Roundup, l’herbicide au glyphosate commercialisé par Monsanto. En France, malgré son utilisation par des jardiniers amateurs, le groupe n’a, sans surprise, pas déboursé 1 euro.
Chantier d’envergure
Aucun projet de réforme visant à introduire des dommages punitifs ou une forme similaire de sanction civile n’a encore été sérieusement débattu dans l’Hémicycle. Pourtant, cela pourrait constituer une source de revenus considérable. Il pourrait être judicieux de renforcer notre système judiciaire grâce aux ressources obtenues de certaines multinationales qui, délibérément, adoptent des comportements fautifs ou répréhensibles dans le but de maximiser leurs profits. A l’instar de ce qui se pratique outre-Atlantique, les sommes collectées pourraient financer diverses institutions publiques (ministères, infrastructures et agences liées à l’environnement, la santé, la justice, la régulation financière, l’éducation…).
Certes, il s’agit d’un chantier d’envergure. Toutefois, les bénéfices escomptés dépassent de loin les obstacles éventuels, car les montants en jeu sont considérables, s’exprimant en milliards d’euros plutôt qu’en millions. Sur le plan politique, un tel projet pourrait susciter un consensus au sein d’une Assemblée nationale et d’un Sénat divisés sur de nombreux points, mais préoccupés en commun par les risques que le rabot budgétaire des années à venir pourrait faire peser sur la qualité de nos services publics.
Le délabrement de nos finances publiques constitue aujourd’hui un défi majeur. Transformons-le en une occasion pour mener des réformes structurelles, qui pourraient à terme s’avérer bénéfiques et salutaires pour l’avenir de notre système économique.