(*Article paru dans le journal Le Monde (09 mars 2018))
Les Américains attendent avec impatience la condamnation de Martin Shkreli, l’homme le plus détesté des États-Unis. L’agissement à l’origine de son impopularité, la spéculation sur le prix d’un médicament, bien qu’immoral au point d’enflammer les réseaux sociaux, n’a pourtant rien d’illégal. En l’absence d’interdit sur cette forme de spéculation, le ministère public n’a d’autre choix, pour apaiser l’indignation citoyenne, que de demander une sanction exemplaire sur des infractions sans rapport avec cette affaire commises par le jeune requin de la finance de Wall Street.
Rappel des faits. Le matin du 21 septembre 2015, les Américains atteints de toxoplasmose (une infection parasitaire potentiellement mortelle) se retrouvent confrontés à une atroce réalité. Les chaînes d’information diffusent en boucle un message qui éclate comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Le prix de leur médicament, le Daraprim, a été multiplié du jour au lendemain par plus de cinquante, passant de 13,50 à 750 dollars l’unité. L’ahurissante envolée tarifaire est intervenue sans alerte, peu après que Martin Shkreli, un financier trentenaire et cofondateur d’un fonds spéculatif, a racheté à un laboratoire pharmaceutique les droits exclusifs de sa commercialisation.
À l’échelle de la nation, la pilule a du mal à passer. Hilary Clinton et Donald Trump, les deux candidats en lice pour les présidentielles, fustigent publiquement la pratique. D’autant que l’intéressé n’en est ni à son premier scandale ni à sa première tentative de s’enrichir sur le dos de personnes vulnérables. Un an auparavant, il s’était livré à une opération similaire en multipliant par vingt, du jour au lendemain, le prix d’un médicament destiné au traitement de la cystinurie, une maladie rare à l’origine de calculs rénaux héréditaires.
Immoral mais légal, ce scandale interroge la régulation des marchés financiers. Aucun texte relatif à l’encadrement des pratiques financières ne permet toutefois de sanctionner cette opération. Fort heureusement pour l’opinion publique, le spéculateur, dont l’arrogance affichée n’a de cesse de souffler sur les braises de la colère nationale, a quelques casseroles judiciaires à son actif (pyramide de Ponzi, manipulations comptables et autres formes de fraudes financières).
Autant de chefs d’inculpation qui invitent la juge Kiyo Matsumoto de l’État de New York à engager des poursuites à son encontre dès fin 2015. Cela, non sans s’être résignée depuis, à ce que 120 jurés soient écartés par les avocats du multimillionnaire pour cause de partialité évidente. Certains d’entre eux déclarant que le prévenu incarnait à leurs yeux « la cupidité des financiers » et d’autres, plus trivialement, « un serpent ».
L’affaire du Daraprim choque l’opinion pour au moins deux raisons.
La première est qu’elle illustre combien la fringale d’enrichissement personnel est capable d’aveugler un citoyen, au point qu’il ne se soucie d’aucune manière de la conséquence de ses actes sur le sort de ses compatriotes.
La seconde dépasse le cas individuel de Martin Shkreli et laisse le goût amer d’une société complice, qui au contraire de modérer un désir d’accumulation indécente de richesse, le stimule.
Les marchés financiers organisent une course mondiale aux profits qui ne se préoccupe ni d’éthique ni d’inégalité. Dans cette course, des acteurs de marché sont encouragés en certains endroits à agir au détriment de la collectivité. Cette affaire choque donc singulièrement, car elle donne le sentiment que l’économie de marché, en versant un profit à ce spéculateur, récompense un acte malveillant.
Tout projet d’interdire de spéculer à la hausse sur le prix d’un médicament se confronterait à au moins deux arguments de taille, potentiellement formulés par les détracteurs de la régulation financière.
Le premier est que les profits permettent de financer l’innovation. Limiter la rentabilité pharmaceutique aurait pour effet de tarir les fonds octroyer par l’industrie à la recherche et au développement de nouvelle molécule. C’est la principale raison qui justifie l’existence de brevets. Ils servent à protéger de la concurrence sur une période employée pour recouvrir les coûts de l’innovation engagés en amont.
Dans cette affaire, cet argument n’est pas valable. Martin Shkreli n’est pas à la tête d’un laboratoire pharmaceutique, mais d’un fonds spéculatif. Les plus-values ne sont pas investies dans la recherche, mais sont directement reversées aux actionnaires. La raison de ses déboires judiciaires actuels — pour lesquels il a été contraint le 5 mars de se départir de plus de 7 millions de dollars en attendant son jugement du 9 mars où il encourt jusqu’à 20 ans de prison — est qu’il a trafiqué les comptes pour altérer cette redistribution à son avantage.
Le second est que l’augmentation du prix d’un médicament (qui n’est plus protégé par un brevet) attire des concurrents susceptibles de proposer le remède à un prix plus faible afin de gagner des parts de marché. C’est effectivement ce qui s’est passé dans notre affaire. Moins d’un semestre après le renchérissement, un traitement alternatif au Daraprim était mis sur le marché par la concurrence au prix d’un dollar à peine la pilule.
Il n’empêche que le ressenti populaire est toujours là. Les groupes de contestation dénonçant les abus du capitalisme financier, et sur lesquels les caméras du monde entier braquaient leurs projecteurs à l’occasion du mouvement « Occupy Wall Street » de 2011, ne se sont pas évaporés outre-Atlantique. Au contraire, le peuple américain attend une réponse pénale pour sanctionner l’individu à l’origine de cette spéculation. Même si dans les faits, cette pratique est légale et que le verdict du 9 mars sera uniquement rendu en réponse à de la fraude financière. Ce n’est pas la première fois que la nation devrait se contenter d’une punition prononcée sur la base d’un chef d’inculpation sans rapport directe avec l’indignation citoyenne. Dans les années 1930 déjà, l’ennemi public n°1 Al Capone était écroué pour fraude fiscale sans même qu’Eliot Ness ne soit invité à témoigner à la barre. Un jury enclin à la plus grande sévérité avait été sélectionné par le juge afin de satisfaire la vindicte populaire.
Le profit est une récompense qui ne doit être versée que pour les actions qui servent l’intérêt général. Et non pas, comme c’est le cas dans cette affaire de spéculation, pour des actes malveillants. Il incombe à l’État de mettre en place des règles capables d’aligner au mieux l’intérêt individuel sur l’intérêt général. C’est l’exercice auquel s’emploie notre justice lorsqu’elle pénalise les activités mafieuses et criminelles.
Le tri entre les pratiques qui servent l’intérêt général de celles qui les desservent est en certains cas épineux. En particulier lorsque celles-ci relèvent du champ de la finance. Le décideur public ne comprend pas toujours le fonctionnement des marchés et ne sait parfois plus trop où donner de la tête entre les complaintes citoyennes et le discours que lui tient le lobby bancaire et financier.