(*Article paru dans le journal Le Monde (6 juin 2018), co-écrit avec Zahreddine Touag)
La chaîne de blocs (« blockchain ») ouvre de nouveaux horizons à l’économie collaborative. Les entreprises françaises désireuses d’exploiter ce potentiel n’ont pourtant d’autre choix que de s’exiler chez nos voisins européens. Car elles sont dans l’impossibilité d’ouvrir des comptes bancaires auprès de nos établissements de crédit qui ne voient en cette technologie que des risques de blanchiment et de liens avec des activités criminelles.
De nouvelles perspectives pour l’économie du partage. En plus de réduire les coûts, la chaîne de blocs permet à des particuliers de se transférer de l’argent, lors d’un financement participatif ou en l’échange d’un bien ou d’un service, aussi simplement que d’envoyer un e-mail ou un SMS. La décentralisation de ce transfert étend le champ de l’économie collaborative en excluant tout intermédiaire qui fixerait les prix ou d’autres termes de l’échange.
Prenons le cas du partage de l’énergie renouvelable. En France, de nombreuses résidences sont équipées de panneaux solaires et de dispositifs éoliens. Le surplus d’un foyer producteur est vendu à EDF qui l’alloue à d’autres ménages en décidant de toutes les conditions de l’échange (prix, volume, horaire, foyers concernés, etc.). La chaîne de blocs permet de décentraliser ce marché pour que de telles conditions soient directement choisies par les utilisateurs. Un ménage équipé d’un dispositif éolien peut alors proposer aux résidences des alentours son surplus énergétique selon ses propres conditions tarifaires. Un autre peut émettre une offre d’achat pour un prix maximum de 0,14 € le kilowattheure sur une période de son choix (plage horaire, journée, semaine ou saison spécifique).
Grâce aux contrats enregistrés sur la chaîne de blocs, les termes de l’échange peuvent être facilement paramétrés, sans aucune limite. Un syndicat de copropriétaires peut ainsi proposer à ses membres un financement volontaire et participatif de panneaux photovoltaïques recouvrant les toits d’un immeuble, dont la production énergétique sera répartie entre les foyers à hauteurs de leur contribution au financement de l’installation, et dont le surplus énergétique éventuel sera revendu aux propriétés voisines. En plus de permettre l’échange « pair-à-pair » (comme le fait par exemple le site de commerce en ligne eBay), l’une des facettes de la chaîne de blocs est qu’elle simplifie considérablement l’automatisation de tel processus à l’aide de contrats auto-exécutant (« smart contracts »). Le tout de manière sécurisée et transparente.
Cette application du partage de l’énergie renouvelable est justement en phase d’expérimentation en Australie. Depuis le printemps 2018, les habitants et les entreprises locales du quartier de Burwood, à Melbourne, s’échangent de l’électricité au sein d’un réseau reliant des dispositifs de climatisation à des panneaux et des batteries solaires. La plate-forme Power Ledger est exclusivement alimentée d’échanges pair-à-pair et n’est connectée à aucun fournisseur d’électricité classique. Chaque participant, qu’il soit producteur ou consommateur net, décide directement des conditions de sa participation au réseau.
Un autre exemple d’application à l’économie collaborative est celui de la plate-forme ouverte Arcade City qui dans une centaine de villes américaines met en relation des passagers avec des conducteurs, sans intermédiaire. Cette décentralisation permet aux deux parties de convenir elles-mêmes du prix de la course. Un particulier peut ainsi poster une offre de 10 $ pour être conduit de chez lui au centre-ville dans les deux prochaines heures. Les offres au prix le plus bas sont susceptibles d’intéresser des conducteurs en route pour prendre en charge un autre passager situé plus loin sur le même chemin. L’exclusion de tout intermédiaire permet d’économiser les frais de commission que prélèverait une centrale de taxi, ou même Uber qui retient 25 % sur chaque transaction. Ce réseau ne se limite pas uniquement au covoiturage et propose également des services de livraison et d’assistance routière.
Les entreprises françaises contraintes de s’exiler chez nos voisins européens. Ces exemples ne sont pas français. Ce n’est pas un hasard. L’environnement financier actuel pousse les start-up françaises de la chaîne de blocs hors de l’hexagone. Le nœud du problème réside dans la perception de ce que sont les cryptomonnaies. Explication.
Une chaîne de blocs est un registre distribué qui s’apparente à un grand livre de compte sur lequel sont enregistrées des transactions. Dans notre exemple de partage énergétique, il est inscrit que Pierre a fourni 5 kWh à Paul ce matin. Cette information doit être rendue infalsifiable, de sorte que Paul ne peut pas prétendre ne rien avoir reçu, et Jacques ne peut pas se faire passer pour Pierre en affirmant avoir été le fournisseur de Paul. Pour cela, le transport de valeurs au sein du réseau pair-à-pair est crypté et s’effectue par la mise en circulation d’une cryptomonnaie. Comme le Bitcoin et l’Éther, les deux cryptomonnaies les plus connues aujourd’hui. La première l’est pour être l’objet d’une spéculation accrue. La seconde l’est pour son usage dans le cadre de services décentralisés tels que ceux des exemples précités.
Comme nombre de pays, la France n’a pas encore statué sur la qualification juridique des cryptoactifs, ce qui jette un flou sur le traitement fiscal et comptable de l’activité. De même, le statut réglementaire des intervenants (plate-forme d’échanges et prestataires de services de cryptomonnaies) reste à préciser. Mais ça n’est pas là que le bât blesse.
La fuite de nos entrepreneurs réside dans le refus actuel de nos établissements de crédit de leur ouvrir des comptes bancaires. Les banques françaises voient derrière toute société attachée aux cryptoactifs un risque accru de blanchiment et de liens avec des activités criminelles. Cette perception est confortée par une appréciation formée en amont par les instances de régulation et de contrôle bancaire.
Les entrepreneurs de la chaîne de blocs n’ont ainsi aujourd’hui d’autres choix que de domicilier leurs comptes auprès des banques de nos pays voisins (Allemagne, Belgique et Suisse) pour payer leurs employés, leurs loyers et autres charges. Privée de compte bancaire dans l’Hexagone, il est tout simplement impossible pour une entreprise de rester en France.
Cet exil forcé est d’autant plus regrettable que la France dispose d’avantages comparatifs dans les différents domaines mobilisés pour le développement de ces technologies de rupture. La chaîne de blocs repose sur de l’ingénierie et de la recherche cryptographique qui mêle connaissances mathématiques et informatiques. Des champs disciplinaires dans lesquelles l’expertise française est mondialement reconnue. La France offre par ailleurs un environnement financier propice à ce développement, tant du point de vue des investisseurs que des banquiers capables d’accompagner les entreprises.
Il appartient aux pouvoirs publics, aux instances de régulation et de contrôle bancaire, et aux établissements de crédit de créer un écosystème hexagonal moins repoussant. Au risque sinon de reproduire, avec la chaîne de blocs, la mésaventure internet. Faut-il rappeler comment, il y a deux décennies à peine, l’Europe s’est reléguée au rang de spectateur pour voir la révolution technologique de l’internet prospérer outre-Atlantique ? À l’aide d’une politique plus accueillante, les GAFA auraient pu être européennes. Ne répétons pas notre erreur avec la chaîne de blocs, en nous interdisant de bénéficier à plein de ses perspectives de croissance économique.