S’en est devenu un lieu commun : les actionnaires récompensent le sacrifice des emplois. Fantasme ou réalité ?
Octobre 2015, les images du conflit social entre la direction d’Air France et ses salariés font le tour du monde et la une de la presse internationale. On y voit le directeur des ressources humaines, dont la cravate dénouée pendouille sur une chemise en lambeaux, escalader une grille pour échapper au lynchage d’une foule de salariés en rage. La direction, dont le PDG s’est fraichement éclipsé, vient d’annoncer la possible suppression de 2 900 emplois alors que la compagnie en a déjà supprimé près de 9 000 en trois ans. Sur les chaines d’information, des images poignantes sont rediffusées en boucle. Devant un cordon de CRS, une dame excédée interpelle les caméras pour hurler :
« Combien y a-t-il de chômeurs aujourd’hui ? Et on donne des sous aux capitalistes ? Ah non, ça je ne suis pas d’accord ! »
Du pain bénit pour les médias. Le décor, l’émotion, le symbole, tout y est. À l’international, la France, c’est-à-dire le pays des droits de l’homme et de la Révolution, de la Commune puis de Mai 68, vivrait à nouveau de grandes heures de lutte sociale. Ce dérapage incontrôlé expose en vitrine au monde entier, le symbole des tares et impasses du dialogue social à la française.
Vu de l’Hexagone, on perçoit combien cette représentation est exagérée. Ce qui fait plus écho à nos oreilles est le propos de la dame excédée. Il exprime quelque chose de profondément ancré dans notre inconscient collectif : le diable en cravate sacrifie l’emploi des honnêtes travailleurs sur l’autel de la finance afin de calmer l’appétit d’actionnaires assoiffés de profits.
Cette représentation est-elle conforme à la réalité ?
Non. On ne peut pas vraiment affirmer que les « capitalistes » auxquelles la brave dame en larmes fait allusion, c’est-à-dire les actionnaires, se sont enrichis. C’est en fait le contraire. Ils se sont considérablement appauvris. L’action Air France-KLM côte aujourd’hui trois fois moins que lors de son introduction en bourse il y a près de deux décennies[1]. Et cela fait presque dix ans que l’entreprise ne verse plus de dividende. S’il y a un bouc émissaire à trouver dans cette affaire, il faut davantage aller le chercher du côté du consommateur que de l’actionnaire. Ce point est expliqué dans la collection : La finance au cœur de nos vies.
Au-delà du cas Air France-KLM, pour répondre à la question qui nous intéresse, il convient de déterminer le comportement général des marchés boursiers à l’égard des plans sociaux. Il est souvent supposé que, à la suite d’une annonce de licenciement massif, une grande entreprise cotée en Bourse verrait le cours de son action grimper. On parle alors de « licenciement boursier ». L’idée sous-jacente est que, soucieuse de satisfaire des actionnaires assoiffés de profits, l’équipe dirigeante n’a d’autre choix que d’offrir en sacrifice des emplois sur l’autel de la finance. Les spéculateurs interprétant cette annonce comme le signal d’un rationnement des effectifs pour accroitre les gains se rueraient sur le titre, ce qui apprécierait le cours de l’action. Cette vision est-elle correcte ?
Quelques universitaires se sont penchés sur la question. Cela de part et d’autre de l’Atlantique, car aux États-Unis aussi cette thèse est relayée par les médias. Les études empiriques sur le sujet sont sans appel : elles invalident toutes le phénomène. La valeur de l’action d’une entreprise qui réduit ses effectifs a tendance à diminuer. La moyenne de cette variation est certes légère (moins de 1 %), mais il s’agit d’une baisse et non d’une hausse[2]. Cela ne veut pas dire qu’aucune entreprise qui recoure à un plan social ne voit le cours de son action grimper. Mais qu’en moyenne, s’il y a une variation du prix de l’action à la suite d’une annonce de licenciement collectif, celle-ci s’effectue plutôt à la baisse qu’à la hausse. L’explication est simple : les marchés financiers interprètent avant tout le licenciement comme un mauvais signal sur la santé et les perspectives de profits futurs de la compagnie.
Comment donc expliquer cette croyance populaire aux licenciements boursiers ? L’explication est assez simple. Le plan social est si impopulaire que toute personne impliquée dans sa mise en œuvre prétend n’être que le simple exécutant d’une décision qui vient d’en haut. Au sommet de la pyramide hiérarchique, l’équipe dirigeante reporte quant à elle la responsabilité sur les actionnaires. C’est-à-dire sur un bouc émissaire sans visage, incapable de répondre. Le processus d’accablement du maillon adjacent s’arrête donc à ce stade. Dans le cas d’Air France-KLM, l’équipe dirigeante avait tout de même démontré en 2012 avoir « les navigants les plus chers du monde, qui travaillent le moins du monde, et qui sont le plus nombreux du monde. »
Cette croyance aux licenciements boursiers est d’autant plus pernicieuse que l’opinion publique s’imagine qu’une part importante des sorties d’emplois est due à des licenciements économiques. Or il n’en est rien. En France, les plans sociaux représentent moins de 1% des destructions d’emplois. Le premier motif recensé est la démission (41%), suivi du motif : de licenciement autre qu’économique (14%) ; de la rupture conventionnelle de contrat (12%) ; de la fin de périodes d’essai (12%) ; de départ à la retraite (9%) ; et enfin des autres motifs (accident, décès, non déclaration, …) qui comptent au total pour 8%[3]. La raison pour laquelle un plan social peut retenir l’attention des médias pendant plusieurs jours est que les victimes concernées forment un groupe identifiable qui cristallise l’émotion. Au même moment, de manière éparse et diffuse, des emplois sont détruits ou créés aux quatre coins de l’hexagone à l’ombre du projecteur des médias.
[1] Mi-décembre 2016, l’action Air France-KLM côte moins de 5 €. Le titre Air France a été introduit sur le Premier Marché de la Bourse de Paris le 19 septembre 1999 au prix de 14 €. Lors de l’acquisition de KLM par offre publique d’échange le 22 mars 2004, la cotation était du même montant.
[2] Voir notamment, pour les données américaines : H.S. Farber, et K. F. Hallock (2009), « The Changing Relationship Between Job Loss Announcement and Stock Prices: 1970-1999 », Labour Economics, 16 (1), pp. 1-11 ; et pour les données européennes : G. Capelle-Blancard et D. Tatu (2012), « Stock Market Reaction to Layoff Announcements: European Evidence (2002-2010) » document de travail, Université d’Orléans.
[3] Voir « Les mouvements de main‐d’oeuvre en 2013 », DARES – Analyses, décembre 2014, N°094.
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