Libra (le projet de monnaie numérique de Facebook) a de quoi inquiéter non seulement les banques, mais aussi les Etats.*

(*Interview donné à  Option Finance (juillet 2019), (PDF)

Les modalités de mise en œuvre du libra, le projet de monnaie numérique de Facebook, ainsi que ses ambitions, ont de quoi inquiéter non seulement les banques, mais aussi plus fondamentalement les Etats. Ceux- ci pourraient prendre des mesures de rétorsion à la hauteur de l’enjeu, prévient Jérôme Mathis, professeur à l’université Paris-Dauphine.

Propos recueillis par Valérie Nau

V.N. :   Facebook a fait sensation en annonçant en juin dernier son intention de créer une nouvelle monnaie numérique. S’il voit le jour, le Libra marquera-t-il une étape importante dans l’histoire financière ?

J.M. : Le Libra peut potentiellement constituer une véritable rupture dans l’histoire monétaire, mais pas en tant que nouvelle monnaie numérique. En effet, il existe déjà actuellement quelque 2 300 cryptomonnaies, qui capitalisent plus de 330 milliards de dollars, soit près d’un quart du montant total des pièces et des billets libellés en euros. Le Bitcoin concentre à lui seul plus de la moitié de ce montant. Mais ce succès ne devrait pas durer, surtout si le Libra se concrétise : le Bitcoin étant une monnaie décentralisée, non adossée à des actifs, son cours fluctue de manière erratique, ce qui l’empêche de devenir un moyen de paiement universel.

Le Libra devrait être en revanche la première cryptomonnaie réellement adossée à des actifs physiques puisqu’il évoluera en fonction d’une réserve financière, constituée de grandes devises et d’obligations gouvernementales.

Sa crédibilité sera en outre assurée par la présence, au sein de l’association qui réunit les membres fondateurs, de géants des nouvelles technologies, des paiements, des télécoms…

C’est donc par sa mise en œuvre que le Libra pourrait être révolutionnaire, comme Amazon l’a été pour le commerce en ligne, Airbnb pour la location saisonnière, Blablacar pour le covoiturage… Ces entreprises n’ont rien inventé, mais elles ont réussi à développer à grande échelle des services qui existaient déjà et à les industrialiser de manière tellement efficace que les consommateurs les ont adoptés en masse.

V.N. :   Quelle clientèle le Libra ciblera-t-il en priorité ?

J.M. : Le Libra vise a priori les consommateurs des pays en développement : il leur permettra de se protéger contre l’hyperinflation qui peut régner localement, et surtout de compenser l’absence de compte bancaire. Encore près d’un tiers des adultes dans le monde ne sont pas bancarisés. Au sein de cette population, plus de la moitié a accès à un téléphone portable. Les achats en Bitcoin sont déjà une réalité dans certaines zones d’Amérique latine ou d’Afrique, mais le Libra devrait facilement séduire une clientèle plus vaste avec WhatsApp. Cette application de messagerie est très répandue en Afrique et en Inde, car elle est particulièrement adaptée à des zones où la connexion internet est de mauvaise qualité. De plus, dans les zones rurales de ces pays, comme les commerçants n’ont pas de compte bancaire, ils sont fréquemment exposés au vol de leurs recettes. Ils ont donc tout intérêt à adopter le paiement dématérialisé.

V.N. :   Quel peut être l’impact de cette nouvelle concurrence pour les banques ?

J.M. : Même si leur clientèle dans les pays développés semble pour l’instant peu concernée, le Libra peut leur poser problème à terme pour au moins deux raisons. Elles risquent d’abord de se couper de futurs clients potentiels, notamment dans les pays émergents où la pauvreté recule et la classe moyenne monte en puissance. Il sera difficile pour les banques de capter des clients jusque-là habitués à vivre sans compte bancaire et d’ores et déjà utilisateurs de cryptomonnaies si des acteurs autres qu’elles-mêmes sont un jour autorisés à proposer une large gamme de services financiers.

A plus court terme, la montée en puissance de Libra sur les paiements pourrait aussi finir par intéresser la clientèle des pays développés, notamment les jeunes générations. D’autant que Facebook peut aussi très bien décider d’attaquer le marché bancaire en rognant sur les frais de transaction. La blockchain permet en effet de faciliter le traitement des données, et donc de diminuer les coûts. Les banques l’utilisent déjà par le biais d’une cryptomonnaie qui leur est dédiée, le Ripple, ce qui leur a permis de mettre au point un système de paiement ultrarapide et de faire baisser les coûts de transaction entre elles.

Le Libra pourrait faire la différence en matière de coûts sur le dernier maillon de la chaîne, c’est-à-dire les tarifs que les banques facturent aux entreprises et aux particuliers.

V.N. :   En cas de succès du Libra, les banques risquent-elles d’être concurrencées un jour sur d’autres activités majeures, comme le financement ?

J.M. : C’est envisageable en théorie. Mais il appartient au régulateur d’en décider et il ne semble pas prêt à laisser Facebook agir comme il l’entend. Aux Etats-Unis, le régulateur est particulièrement actif dans le secteur de la finance, et il se sent investi d’une mission cardinale depuis la crise des subprimes. Sans compter le poids du lobby bancaire, qui fait pression contre le projet.

V.N. :   Les banques sont elles-mêmes très régulées. Quelle sécurité offrira le Libra, sachant que les cryptomonnaies se caractérisent jusqu’à présent par leur opacité ?

J.M. : Il faut que cette activité de paiements soit régulée, au même titre que celle des banques. Les cryptomonnaies sont des monnaies numériques dont la sécurisation s’effectue par un chiffrement mathématique, la cryptographie. On estime cependant que 20 % des encours de Bitcoins ont déjà été perdus ou détournés par des pirates, ce qui est énorme. Mais le projet du Libra est beaucoup plus crédible, dans la mesure où de grands groupes des paiements comme MasterCard, Visa et PayPal y participent. Ils vont apporter leur savoir-faire.

Par ailleurs, le Libra fonctionnera différemment du Bitcoin : pour l’utiliser, il faudra s’inscrire auprès de la structure qui gérera le Libra, ce qui veut dire que Facebook et ses partenaires connaîtront potentiellement le nom de la personne qui se cache sous le pseudonyme de l’utilisateur, alors que pour le Bitcoin, ce dernier est le seul à le savoir.

« Avec le libra, Facebook disposera d’une vraie mine d’or : il pourra collecter des données sur les transactions monétaires, et savoir ainsi ce que ses abonnés font de leur argent.»

Ils sauront aussi ce que chaque utilisateur fait de son argent. La traçabilité des flux devrait donc être bien assurée, ce qui constitue un atout pour la lutte contre le blanchiment.

V.N. :   Le Libra va de fait être géré par des entités privées. Son développement peut-il constituer un problème également pour les Etats, pour qui battre monnaie est un attribut de souveraineté ?

J.M. : Les banques centrales qui gèrent la politique monétaire pour le compte des Etats sont censées agir pour le bien des citoyens, même si elles sont indépendantes. Le Libra, lui, n’aura pas pour vocation de représenter les intérêts des utilisateurs. Le fonds de commerce de Facebook, c’est la collecte de données privées. Il pourra grâce au Libra collecter des données sur les transactions monétaires, et savoir ainsi ce que ses abonnés font de leur argent… une vraie mine d’or !

Toutefois, ce n’est pas pour autant que le Libra va concurrencer les monnaies « classiques » : on voit mal par exemple comment les citoyens accepteraient que leur salaire soit versé en Libra. Le vrai risque pour les Etats pourrait résider dans la constitution du panier d’actifs sur lequel reposera la valorisation du Libra. Théoriquement, si ce dernier s’adosse à d’autres monnaies, son cours reproduira mécaniquement les effets des politiques monétaires sur chacune des monnaies concernées. Mais le consortium qui le gérera pourrait être tenté de composer ce panier dans des proportions qui conviennent davantage à ses intérêts propres, et de se comporter ainsi comme une banque centrale, en pesant sur l’évolution des autres devises.

V.N. :   Quelles sont les ripostes possibles pour les Etats ?

J.M. : Les banques centrales pourraient déjà se défendre en émettant leur propre cryptomonnaie, adossée au dollar ou à l’euro, pour effectuer des transactions. La Banque de Suède avance dans son projet de monnaie numérique, l’«e-krona». Surtout, les Etats disposent de l’arme anticoncurrentielle. Quand les multinationales occupent des positions de monopole ou se diversifient trop, les Etats-Unis n’hésitent pas à les démanteler, comme cela a été le cas dès 1911 avec la désintégration de la Standard Oil en 34 sociétés. En s’entourant d’une trentaine de partenaires, Facebook a d’ailleurs intelligemment cherché non seulement à asseoir sa crédibilité, mais aussi à lier moins étroitement son nom à ce projet.

Un bras de fer ne s’est pas moins engagé entre le groupe et le Congrès, qui s’inquiète des conséquences du projet Libra, notamment en termes de confidentialité des données et de protection des consommateurs.

Les Américains ont bien compris cependant que ce serait une activité très rentable et ils ne veulent pas laisser le leadership dans ce domaine à d’autres, asiatiques ou européens. Ils vont donc arbitrer de manière à préserver, au mieux de leurs intérêts, à la fois la stabilité du système financier et l’accès aux données, deux enjeux stratégiques.