(*Article paru dans le journal Le Monde (5 janvier 2018), co-écrit avec Daniel Ouedraogo)
Le bitcoin est en train de parachever la dématérialisation de la chaîne de transfert monétaire engagée en Afrique subsaharienne, ce qui a pour effet d’exposer les populations à divers risques financiers.
Dans un contexte de faible bancarisation et de pénétration accrue de la téléphonie mobile en Afrique subsaharienne, le nombre d’utilisateurs de services bancaires mobiles gagne en importance. Cette tendance ouvre la porte de l’usage des crypto monnaies, notamment de la plus populaire d’entre elles, le bitcoin. Certains observateurs suggèrent que le bitcoin remplace la devise nationale, comme le Naira au Nigeria. Un tel scénario est-il souhaitable pour la zone CFA dont la monnaie est sous le feu de critiques populaires depuis l’été 2017 ?
Plusieurs raisons expliquent l’engouement actuel du continent africain pour le bitcoin.
Les téléphones portables, avec leur lot d’applications mobiles, constituent en certains endroits d’Afrique subsaharienne une alternative à la carence d’infrastructures physiques de services bancaires de proximité (guichets et distributeurs automatiques). Grâce à cette dématérialisation, il n’a, par exemple, jamais été aussi simple pour un citadin de transférer de l’argent à un de ses proches situé en zone rurale. Le service bancaire mobile rend effective la dématérialisation de la chaine de transfert jusqu’à son dernier maillon : le retrait en espèce. Or c’est justement ce dernier maillon que les crypto monnaies permettent à leur tour de dématérialiser.
Le recours à une monnaie virtuelle, comme le bitcoin, est ressenti par les utilisateurs comme un gage de sécurité contre le vol. Un risque auquel sont exposés de nombreux commerçants dont les clients ne disposent pas de carte bancaire, et qui ont pour habitude de détenir de fortes sommes en espèce pour leur besoin de transaction.
Par ailleurs, l’usage d’une monnaie autonome de toute banque centrale, comme le bitcoin, est vécu en certains endroits comme une opportunité pour les populations de s’affranchir d’une politique monétaire qui serait conduite de manière irresponsable. Tout le monde a en mémoire les épisodes désastreux d’hyper inflation de la République démocratique du Congo en 1994, de ceux du Zimbabwe durant les années 2000 et de ceux vécus par le Venezuela depuis près de trois ans maintenant.
Pour peu que les gouvernements mettent en place des outils de traçabilité, l’adoption d’une crypto monnaie pourrait contribuer à réduire l’économie informelle. Car les barrières à l’entrée du système bancaire traditionnel, et en particulier l’importance des procédures administratives, découragent de nombreux citoyens d’y adhérer, notamment ceux qui sont faiblement scolarisés.
Nonobstant l’attrait populaire actuel pour la crypto monnaie en zone CFA, deux précautions majeures nous paraissent indispensables pour accompagner sa diffusion.
D’une part, si les utilisateurs accueillent à bras ouverts la sécurité physique offerte par une monnaie dématérialisée, ils s’exposent, bien souvent sans le savoir, à une insécurité d’ordre informatique. Car le monde du bitcoin est, depuis ses origines, peuplé de pirates informatiques, dont certains s’emploient à détrousser les porteurs de bitcoins qu’ils croisent le long de leur route de navigation. De plus, et de manière plus préoccupante pour les victimes, un vol en bitcoin n’est jamais remboursé. L’avantage d’un compte bancaire est que l’établissement financier a en charge d’assurer ses clients, même ceux victimes de piratage informatique. On ose imaginer le drame d’un commerçant qui, voulant se prémunir du vol en espèce CFA de la recette d’une journée, opte pour un compte bitcoin en ligne et finit par se faire dérober l’épargne d’une vie. Pour résoudre ce problème il faudrait que soient développés des produits d’assurance destinés aux comptes détenus en crypto monnaies.
D’autre part, la valeur des crypto monnaies en général, et celle du bitcoin en particulier, est très volatile. Certaines d’entre elles voient leur cours chuter jusqu’à les faire disparaître, tandis que d’autres, comme le bitcoin, s’apprécient au point de répandre un désir de spéculation chez le néophyte. La variation des cours fait alors le bonheur des uns et le malheur des autres. La redistribution de richesse s’exerce de manière aléatoire et chaotique, au gré de la valse des comportements spéculatifs. Cette volatilité expose donc tout détenteur de crypto monnaie à un risque conséquent d’érosion de son pouvoir d’achat. C’est principalement pour répondre à cet aléa que les monnaies traditionnelles, comme l’euro, le dollar ou le franc CFA, sont pilotées par des banques centrales. Celles-ci mettent en œuvre de puissants outils pour assurer notamment la stabilité monétaire, quitte à faire usage de leurs réserves de changes bien pourvus en devises et en or. Sur ce plan, la comparaison entre la sécurité offerte par le bitcoin et celle du franc CFA est sans appel. D’un côté, le cours de la crypto monnaie en vogue n’est soutenu par aucune autorité ni agent économique. De l’autre, le franc CFA est ancré à l’euro, et bénéficie d’une garantie illimitée de convertibilité offerte par la Banque centrale européenne, qui constitue, quoi qu’en disent ses détracteurs, une des banques centrales les plus puissantes du monde. La réduction de la volatilité du cours de la crypto monnaie devrait donc passer par une gestion centralisée.
En conclusion, l’adoption d’une crypto monnaie comme le bitcoin en zone CFA permettrait de parachever le processus de dématérialisation engagé en réponse au manque d’infrastructure bancaire. Cette solution n’est toutefois souhaitable qu’à condition que soit mis en place un système d’assurance de dépôt qui indemnise les victimes de piratage et que la crypto monnaie soit publiquement administré par une autorité centrale. En d’autres termes, il faudrait intégrer le bitcoin au sein du système bancaire actuel, ce qui s’oppose de front à l’idéologie d’affranchissement de ses créateurs. L’avenir nous dira si une autre crypto monnaie sera employée à cette fin.