(*Article paru dans la Revue Banque (juillet-août 2018), co-écrit avec Zahreddine Touag) (PDF)
Les chaînes de blocs (blockchains) publiques s’apprêtent à modifier certains champs d’activité, dont certains liés à la finance. Les start-up françaises désireuses d’exploiter cette opportunité sont actuellement poussées hors de nos frontières.
Car elles sont dans l’impossibilité d’ouvrir des comptes auprès de nos établissements de crédit. Les applications de la blockchain se révéleront à nos banques comme l’e-mail s’est imposé à La Poste lors de la révolution Internet. La seule question est de savoir si des acteurs français pourront prendre part à cette innovation.
Des applications en banque et assurance
Les exemples d’utilisation liés aux chaînes de blocs publiques sont croissants dans de nombreux domaines, comme ceux de la banque et de l’assurance. Ces usages permettent l’échange de valeur « pair à pair » (comme le fait par exemple le site de commerce en ligne eBay). Leur attrait réside dans le fait qu’elles automatisent des processus à l’aide de contrats auto-exécutants (smart contracts) de manière sécurisée et transparente.
Parmi les applications figure celle du prêt entre particuliers, où prêteurs et emprunteurs s’entendent directement sur le taux d’intérêt ou la prime de risque, sans passer par une banque. De tels contrats sont signés quotidiennement sur la plateforme américaine SALT et l’Estonienne ETHLend. Pour abaisser la prime de risque, un emprunteur dépourvu de compte bancaire peut par exemple fournir du collatéral en bitcoin.
Ce type d’utilisation renvoie à l’enjeu crucial de l’inclusion financière de la moitié de la population mondiale non bancarisée à ce jour. Sur d’autres continents, des personnes pauvres, sans document d’identité, illettrées ou n’ayant tout simplement pas d’établissement bancaire à proximité sont privées de services financiers. La plateforme britannique Humaniq, qui compte déjà plus de 250 000 membres, principalement en Asie, permet de résoudre ce problème auprès d’individus disposant d’un téléphone connecté à internet.
Un autre champ d’application est celui de l’indemnisation où assurés et assureurs s’accordent sur les termes du contrat et de son automatisation par consultation d’une base de données publique (comme la météorologie, les retards de vols, les catastrophes naturelles, etc.). Les deux parties peuvent par exemple convenir que le dédommagement devra être effectué dans l’heure qui suit le sinistre. Les possibilités d’automatisation sont innombrables et aisément programmables grâce à la plateforme suisse Etherisc.
Un dernier exemple est celui de la gestion de portefeuille. En réponse à une demande citoyenne de transparence de gestion des retraites par répartition, qui s’est accrue depuis la crise des subprime et les pertes subies par certains fonds de pension, la plateforme anglo-saxonne Auctus propose à ses participants de composer eux-mêmes leurs portefeuilles. Ils peuvent se faire aider par des professionnels, dont ils déterminent la commission en fonction de la performance obtenue.
La défiance de l’environnement hexagonal financier
Ces exemples ne sont pas français et ce n’est pas un hasard : l’environnement hexagonal financier actuel pousse les start-up françaises de la chaîne de blocs hors de nos frontières. Ce comportement résulte directement de la perception que se forgent les établissements bancaires et les instances de régulation sur un ingrédient clé des chaînes de blocs publiques : l’actif crypté.
Une chaîne de blocs est un registre distribué qui s’apparente à un grand livre de compte sur lequel sont enregistrées des transactions. Dans notre application de prêt en pair à pair, il est par exemple inscrit que Pierre a prêté 1 000 euros à Paul. Cette information doit être chiffrée de manière infalsifiable, de sorte que Paul ne puisse pas prétendre ne rien avoir reçu, et Jacques ne puisse pas usurper l’identité de Pierre pour réclamer à sa place le remboursement à Paul. L’idée exploitée par les chaînes de bloc publiques est de matérialiser le transport de valeur chiffrée au sein du réseau à l’aide d’une cryptomonnaie, comme le bitcoin et l’ether, les deux devises cryptées les plus populaires. Si la première fait couler beaucoup d’encre au titre de la spéculation dont elle fait l’objet, la seconde est principalement utilisée pour être rattachée à des services décentralisés tels que ceux déjà cités.
Comme nombre de pays, la France n’a pas encore statué sur la qualification juridique des cryptoactifs, ce qui jette un flou sur le traitement fiscal et comptable de l’activité. De même, le statut réglementaire des intervenants que sont les plateformes d’échanges et autres prestataires de services en cryptoactif reste à préciser. Mais ce n’est pas là que le bât blesse.
Les départements de conformité (compliance) des établissements bancaires français voient derrière toute société liée aux cryptoactifs un risque accru de blanchiment et d’association à des activités criminelles. Cette perception est exagérée, car toutes les cryptomonnaies ne sont pas à mettre dans le même panier dans ce domaine.
Si certaines chaînes de blocs sont spécialement conçues pour rendre les transactions intraçables et favoriser le commerce opaque, seule une faible minorité d’entre elles sont réellement anonymes. La majorité d’entre elles offre, au contraire, une bien meilleure traçabilité que de la monnaie en espèces. La traçabilité est d’ailleurs une caractéristique essentielle du bitcoin, comme le juge le rapport sur le sujet de Tracfin [1], la cellule du ministère des Finances en charge de la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Malgré son accessibilité sans procédure de connaissance client (« KYC »), l’intégralité des transactions d’un détenteur de bitcoin peut être identifiée par toute banque ou administration qui connaît à la fois son identité et sa clé publique (pseudonyme utilisé pour acquérir ou céder des unités de valeur au sein du registre). Pour cela, il suffit à l’établissement de croiser ses propres données clients avec celles de la chaîne de blocs. Pour cette raison, et en réponse à des outils logiciels d’analyse des transactions qui n’ont de cesse de se développer, les usagers en mal d’anonymat se tournent vers des monnaies virtuelles spécifiquement conçues pour offrir des niveaux de confidentialité plus élevés comme Zcash, Monero et Dash. L’identification redevient toutefois possible dès qu’un acteur convertit ses avoirs en monnaie réelle ou vers une autre monnaie virtuelle plus transparente.
Le faible degré d’anonymat offert par une cryptomonnaie aussi liquide que le bitcoin explique d’ailleurs pourquoi les terroristes ne l’utilisent quasiment pas. Selon Europol, la structure d’échange d’informations entre les polices criminelles européennes, « le recours au bitcoin dans le cadre d’activité terroriste n’est pas confirmé [2]». Cette opinion est partagée par le bureau du terrorisme et du renseignement financier américain [3](TFI).
Un jugement à l’emporte-pièce
Nombre de malfaiteurs continuent de privilégier la monnaie en espèces, car elle reste l’instrument qui offre le meilleur anonymat et la plus grande liquidité. L’emploi criminel des cryptomonnaies s’effectue davantage dans des opérations de cybercriminalité comme la vente d’outils de piratage, l’exploitation de données volées ou la demande de rançon informatique. Dans ce domaine, à chaque fois qu’un groupe de cryptographes met au point un nouvel algorithme, un autre travaille à le déchiffrer. Comme en février 2017, où le Centre de cybercriminalité de la police nationale danoise (NC3) a annoncé une percée dans l’utilisation d’une méthode novatrice qui s’appuie sur l’analyse des transactions bitcoin pour suivre et identifier les usagers du darknet. Dans le fond, il ne s’agit là que d’une course du chat et de la souris conduite dans l’univers de la sécurité informatique, et pour laquelle les cryptomonnaies offrent de nouveaux moyens d’échappée, mais aussi de poursuite.
Coller une étiquette de suspicion à tous les cryptoactifs sans distinction revient à former un jugement à l’emporte-pièce. Nombre de professionnels de la finance ont d’ores et déjà les connaissances requises pour trier convenablement le bon grain de l’ivraie. Il n’empêche que l’image des banques est fortement écornée depuis la crise des subprime et que les établissements, soucieux comme jamais de leur réputation, font preuve d’une extrême défiance en refusant de considérer l’activité des chaînes de blocs publiques. Cette réticence est confortée en amont par les analyses que les instances de régulation et de contrôle bancaire transmettent aux établissements de crédit. Comme en témoignent leurs récentes interventions publiques au Sénat, à l’Assemblée nationale et sur les plateformes de médias sociaux, l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) et la Banque de France semblent camper sur une attitude suspicieuse à l’égard des cryptoactifs.
Distinguer entre public peu averti et professionnels de la gestion du risque
Les instances publiques sont pleinement dans leur rôle lorsqu’elles mettent en garde le citoyen sur les différents aléas inhérents aux cryptoactifs. Certains risques sont bien réels, comme celui de perte financière liée à la volatilité des cryptoactifs, celui d’escroquerie liée au financement de projets fictifs voire à l’achat de cryptoactifs inexistant, ou encore celui de vol par des pirates informatiques. À cela s’ajoute l’aléa lié à l’absence de cadre juridique protecteur et de cadre fiscal bien défini.
Ce discours, en tout point justifié lorsqu’il s’adresse à un public peu averti, est inutilement martelé aux entreprises spécialisées et aux investisseurs qualifiés. Les professionnels de la gestion du risque sont suffisamment compétents pour accueillir les cryptoactifs. Le risque de volatilité est inférieur à celui de nombreux produits dérivés et les pertes ne peuvent pas être supérieures au capital investi. La gestion du risque d’escroquerie ne requiert pas plus de vérification au préalable que celle du risque de crédit. La protection contre le vol informatique est analogue à la sécurisation des comptes en euro. L’absence de cadre juridique protecteur est similaire à celle des matières premières (commodities) et le risque fiscal ne s’applique pas aux sociétés dont les bénéfices sont soumis à l’impôt sur les sociétés (IS).
Pire, ce martèlement s’avère néfaste. Confrontés au barrage actuel des établissements de crédit, les entrepreneurs de la chaîne de blocs n’ont d’autres choix que de domicilier leurs comptes auprès des banques de nos pays voisins (Allemagne, Belgique et Suisse) pour payer leurs employés et leurs charges. Dépourvus de comptes bancaires dans l’Hexagone, ils ne peuvent rester en France.
Valoriser les avantages comparatifs de la France
Cet exil forcé est d’autant plus regrettable que la France dispose d’avantages comparatifs dans les différents domaines mobilisés pour le développement de ces technologies de rupture. La chaîne de blocs repose sur de l’ingénierie et de la recherche cryptographique qui mêle connaissances mathématiques et informatiques. Des champs disciplinaires dans lesquelles l’expertise française est mondialement reconnue. La France offre par ailleurs un environnement financier propice à ce développement, tant du point de vue des investisseurs que des banquiers capables d’accompagner les entreprises.
Le comportement bancaire actuel expose la France à observer cette révolution technologique prospérer ailleurs. Comme ce fut le cas de l’Internet, il y a deux décennies à peine. Les États-Unis ont mieux su accueillir la révolution Internet, avec pour conséquence qu’aucune des GAFA n’est européenne. Pour ne pas marginaliser l’écosystème français porteur de la révolution blockchain, il convient de changer de paradigme et de mettre un terme aux messages alarmistes envoyés à la communauté d’entrepreneurs français. Des messages d’autant plus dévastateurs qu’ils donnent une image déformée et négative de la compréhension de l’approche que la France a de ces technologies de rupture.
Il appartient aux Pouvoirs Publics, aux instances de régulation et de contrôle bancaire, et aux établissements de crédit de créer un écosystème hexagonal moins repoussant. Au risque sinon de répéter, avec la chaîne de blocs, la mésaventure internet par laquelle nous nous sommes empêchés de bénéficier à plein des perspectives de croissance économique qui accompagnaient cette vague d’innovation.
[1] Voir le rapport de la cellule du Traitement du Renseignement et Action contre les Circuits FINanciers clandestins (TRACFIN): « Tendances et analyse des risques de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme » (2016), p. 58.
[2] Voir Europol (2016) : “Changes in Modus Operandi of Islamic State Terrorist Attacks,” p.7, point 17
[3] Voir Zachary K. Goldman et al. (2017): “Terrorist Use of Virtual Currencies: Containing the Potential Threat,” Center for a New American Security, p.13