Les paradis règlementaires servent d’arrière base à des produits financiers hasardeux qui exposent notre collectivité à un risque systémique aux répercussions économiques désastreuses. De ce fait, leur coût social est encore plus élevé que celui des paradis fiscaux.
Pour l’expliquer simplement, imaginez qu’une île impose un contrôle technique à toutes les automobiles qui arrivent sur son territoire. Des points de contrôle sont présents dans tous les ports de l’île. Tous, sauf un.
À quoi doit-on s’attendre ? Naturellement, l’unique port dépourvu de points de contrôle sera le point d’entrée de tous les véhicules douteux, allant de l’épave au bolide super puissant. Lorsqu’un accident de la route survient, il ne sera pas rare qu’un véhicule ayant échappé au point de contrôle soit impliqué. Si d’aventure la proportion de véhicules ne répondant pas aux exigences de sécurité gagne en importance, la peur des accidents aura le potentiel de paralyser la société tout entière dans ses déplacements. C’est ce qui s’est passé avec le gel du crédit résultant de la crise de confiance sur le marché interbancaire lors de la crise des subprimes.
Que convient-il de faire ? Le bon sens indique qu’il faut harmoniser la règlementation du port restant avec celui des autres. Plus les autorités insulaires tardent à intervenir, plus le territoire risque d’être gangréné par des véhicules dangereux. Ce qui à terme expose à un changement de législation qui en viendrait à bannir purement et simplement la circulation automobile. Une étape intermédiaire avant cette décision extrême est celle où les électeurs sont en proie à des slogans populistes du type : « mon adversaire est le monde de l’automobile » scandé par un parti politique qui se garde bien de dépeindre à quoi ressemblerait un monde où les conducteurs seraient convertis en piétons.
En finance, l’équivalent de nos véhicules douteux prend la forme de « fonds commun de titrisation » (les anglophones parlent de « special purpose vehicle »). Ces outils de montage financier ont été au cœur des banqueroutes de Lehman Brothers, de Bear Stearns et de Northern Rock, durant la crise des subprimes.
Comment les paradis règlementaires sont-ils utilisés ? Les règles de conduite adoptées par notre société ont pour but de servir le bien commun. Certains individus obnubilés par la poursuite de leur propre intérêt n’hésitent pas à s’en affranchir. En finance, ce contournement des règles permet d’augmenter les profits en faisant peser un risque sur l’ensemble du système.
Reprenons l’exemple des voitures. En France, une assurance automobile a pour obligation de provisionner les fonds nécessaires au dédommagement des accidents. Au contraire du paradis règlementaire qui n’impose pas de telle contrainte. La domiciliation dans un tel « paradis » permet donc à une entreprise de vendre des contrats d’assurance automobile sans même disposer des fonds nécessaires au dédommagement d’un accident. Dans de telles conditions, n’importe qui peut, du jour au lendemain, s’improviser « assureur ». Il ne reste plus qu’à prier le ciel qu’aucun accident ne survienne…
L’utilisation des paradis règlementaires a l’origine de la crise des subprimes. C’est exactement ce type de mécanisme qui a été à l’origine de la dernière crise financière mondiale, celle des subprimes. À l’origine du krach, les traders de Lehman Brothers agglomèrent des créances rattachées au prêt immobilier américain dans des fonds commun de titrisation qu’ils hébergent aux îles caraïbes. Cette domiciliation des contrats d’assurance leur permet de ne pas avoir à provisionner les fonds nécessaires à l’exécution de la garantie sur le non-remboursement des prêts immobiliers. La banque empoche donc les primes périodiques sans aucun investissement en capital, en espérant arriver à maturité de l’engagement sans qu’aucun défaut de crédit ait eu lieu.
Lehman Brothers exploite ainsi cette possibilité d’absence d’investissement en capital, offerte par les paradis règlementaires, pour augmenter drastiquement son effet de levier. Cela lui permet de multiplier ses profits. Du moins du temps où le marché va dans son sens. Car si le marché se retourne, la multiplication s’applique alors aux pertes. Et c’est justement ce qui se produit à partir de 2007, où près d’un ménage américain sur six ne rembourse plus sa créance immobilière (la chronologie de cette crise est dépeinte dans la collection : La finance au cœur de nos vies).
C’est justement pour faire face à ce type de scénario que la règlementation impose aux établissements financiers de provisionner les fonds à hauteur de leurs engagements. Lehman Brothers y a échappé via les paradis règlementaires. Il n’empêche que la réalité frappe à sa porte. Or la banque n’a bien sûr pas les moyens d’honorer ce à quoi elle s’est engagée, c’est-à-dire de rembourser les créances immobilières des ménages concernés. Elle s’en remet alors au marché, aux autres banques, puis à l’État, pour lui procurer les liquidités nécessaires le temps de sortir de cette mauvaise passe. Mais ceux-là sont persuadés qu’il ne s’agit pas simplement d’un problème de liquidité, mais bien de solvabilité. Nous connaissons la suite de l’histoire.
Le 15 septembre 2008, dans la nuit de dimanche à lundi, les dirigeants de Lehman Brothers déclarent la plus grosse banqueroute de toute l’histoire du capitalisme. Par cette annonce, les 25 000 employés de la banque apprennent leur licenciement. Sa chute entraine celle de centaines d’institutions financières américaines. Cette banqueroute a l’effet d’une bombe sur les marchés. Les bourses internationales s’effondrent. Puisque les banques du monde entier ne savent pas exactement lesquelles d’entre elles détiennent des actifs toxiques, du type de ceux émis par Lehman, elles gèlent leurs réserves. Le climat de suspicion est poussé à son paroxysme par le fait que de nombreux acteurs ayant endossé le rôle d’assureur se sont eux-mêmes réassurés auprès de tiers. Personne n’est capable de dire qui est finalement en lien avec qui. Les banques refusent de s’accorder des crédits entre elles. Le marché de prêt interbancaire s’écroule. Les établissements rationnent quasiment tous drastiquement le crédit. Asséchant ainsi le financement de l’économie mondiale, ce qui a pour effet de plomber la croissance des pays développés durant plusieurs années, en doublant au passage le taux de chômage aux États-Unis de 2009 à 2013, et en augmentant drastiquement les dépenses publiques des États européens. Le FBI procèdera à l’arrestation de plus de quatre cents professionnels impliqués de près ou de loin dans ce vaste montage comptable ayant pour but d’échapper à la régulation bancaire.
L’utilisation des paradis règlementaires a l’origine du scandale Enron. L’utilisation d’instrument depuis les paradis règlementaires est également à l’origine du scandale Enron de 2001. À l’époque, la capitalisation boursière de ce géant de l’électricité et du gaz américain en fait la 7e plus grande entreprise mondiale. En août 2001, son PDG déclare à la presse que le groupe est probablement dans sa meilleure forme depuis son histoire. Ce qu’il ne dit pas, c’est qu’il a déjà revendu toutes ses actions depuis six mois. Et pour cause, la compagnie s’est dangereusement surendetté, incognito, grâce à de nombreux fonds commun de créance domiciliés dans les îles Caïmans, les Bermudes et les Bahamas.
Plusieurs banques l’aident à organiser ce montage frauduleux (dont Citigroup, J.P. Morgan, Merrill Lynch, et Deutsche Bank). Même les analystes de Goldman Sachs, pourtant rompus à ce genre de pratique, n’y voient que du feu. Début octobre, ils qualifient Enron de « best of the best ». Au cours du mois, l’agence de notation Moody’s cède à ses soupçons et dégrade légèrement le score de viabilité de la dette à long terme. Fin octobre, la SEC, gendarme de la bourse américaine, débarque dans les bureaux pour procéder à une vérification de bilan. Trois jours plus tard, la multinationale est déclarée en faillite. Dans sa chute, Enron entraine le géant de la comptabilité Arthur Andersen mis en cause pour falsification de résultats. À elles deux, les banqueroutes de ces multinationales privent de leur poste 100 000 employés. L’ensemble de l’équipe dirigeante d’Enron est condamnée à de la prison ferme. La justice américaine poursuit également des banquiers de la Royal Bank of Scotland impliqués dans le montage. L’un d’eux se suicide quand on l’informe de son extradition vers les États-Unis. L’affaire défie alors la diplomatie internationale lorsque la presse, dont The Daily Telegraph, le plus grand quotidien britannique, milite contre l’extradition de ses banquiers.
Les paradis règlementaires permettent de rendre opaque la comptabilité de grands groupes. Nous pourrions multiplier les exemples d’utilisation frauduleuse de ces fonds de titrisation (ils ont aussi été employés par Bernard Madoff dans sa pyramide de Ponzi, ainsi que dans l’affaire Clearstream). Le problème n’est pas l’instrument comptable en lui-même, mais son utilisation depuis des paradis règlementaires qui permettent une totale opacité, et qui de fait, jettent le doute sur la partie visible de l’iceberg. Un iceberg dont la partie immergée est constituée de lignes d’engagement auprès de tiers, d’instruments de gestion de risques (comme des produits dérivés de taux) et d’activité de financement qui ne figurent pas au bilan comptable de l’établissement. Le bilan comptable d’Enron, tel qu’il était présenté aux autorités américaines encore quelques jours avant le scandale, était « clean ». Ou du moins, il l’était suffisamment en apparence pour que son PDG puisse se targuer devant la presse d’une santé financière exemplaire.
Nous venons de voir comment la domiciliation au sein d’un paradis règlementaire permet à une banque de dissimuler son bilan comptable. Une autre stratégie largement utilisée par le système financier est présentée dans le billet relatif à la finance de l’ombre.