(*Interview pour le magazine Capital, mars 2020) (PDF).
Ci-dessous la version longue de l’interview. Propos recueillis par Philippine Robert.
P.R.: Le gouvernement a demandé aux syndicats et au patronat de trouver 12 milliards d’euros pour combler le déficit des retraites d’ici 2027. Certains experts jugent ce chiffre surestimé, d’autres sous-estimé. Qui a raison ?
J.M.: Le gouvernement est l’organe centralisateur qui est de loin le plus à même de procéder à des évaluations dans toutes les composantes du système de retraite. Je fais confiance au travail de qualité des institutions de notre pays (l’Ined, pour les projections démographiques, l’Insee pour les statistiques économiques …), qui produisent un travail que j’estime être objectif.
Pour autant, je n’exclus pas que l’équipe gouvernementale opère un tri pour ne communiquer que les éléments qui vont dans son sens. Mais quand on voit la mauvaise foi de certains acteurs qui sont partis en lutte idéologique contre le gouvernement, je dirais que c’est de bonne guerre.
Je vous donne un exemple concret de communication stratégique de la part du gouvernement : comme vous le savez, celui-ci s’appuie grandement sur les travaux du Conseil d’orientation des retraites (COR). Le COR a notamment publié une projection du solde du système de retraite en % du PIB. La situation se détériore jusqu’en 2025-2030 puis, suivant les différents scénarios de croissance économique retenus entre 2030 et 2070, continue de se détériorer, ou au contraire, s’améliore. Lorsque le gouvernement publie son étude d’impact en janvier, il présente un graphique tronqué à horizon 2030 pour, semblerait-il, couper court à toute discussion possible sur l’inversion de tendance au-delà de 2030.
Cela dit, de mon point de vue, on ne peut pas affirmer que le gouvernement manipule l’opinion publique à proprement parler, puisque le pire scénario de croissance retenu est celui d’une croissance molle à 1%. Or, rien ne garantit que la France puisse garantir en toute circonstance une croissance annuelle de 1% pendant les 50 prochaines années. Regarder ce qui se passe actuellement au Japon. Les nouvelles projections parlent de décroissance nippone. Et sans même m’appesantir sur la décroissance française de 2009, des suites de la crise des subprimes (-3%), je rappelle que les taux de croissance française de 2012, 2013 et 2014 étaient tous inférieurs à 1%. Donc le gouvernement aurait pu tenir une position bien plus alarmiste que cela.
[NDLR: ces propos ont été recueillis avant la connaissance de la décroissance mondiale liée au Covid-19, et qui confirme cet argument.]
Les estimations sont-elles justes ? Je vous répondrais qu’elles ne sont pas truquées, mais que tel un bulletin météorologique elles s’avèreront globalement justes, à la louche, mais localement fausses, si l’on s’attache à la précision. Il faut être clément avec les personnes qui travaillent sur ces sujets parce que la prévision économique est une tâche extrêmement difficile. Regardez, personne ne prévoyait le coronavirus il y a encore quelques mois. Et maintenant, la planète entière y est confrontée.
Sur l’aspect de la communication, j’aimerais ajouter que le gouvernement s’est empêtré, notamment du fait qu’il a eu l’audace de promettre à certains une quasi-amélioration de leur retraite (comme les fonctionnaires, ou les femmes en général). C’est une communication irresponsable. Oui, on peut en profiter pour lutter contre les inégalités (et il y a bien des choses qui sont faites en ce sens), mais on ne peut pas promettre à des millions de travailleurs une réforme dans laquelle ils seront gagnants. Au contraire, le gouvernement aurait dû communiquer dès le début sur l’effort national. En expliquant que chacun allait devoir faire des concessions.
À présent, nous sommes dans une situation où chaque corporation essaie de tirer son épingle du jeu et veut laisser aux autres la charge de l’effort. C’est oublier combien nous sommes dans un monde en mutation.
Prenez le cas des cheminots (il y a aujourd’hui à la SNCF plus de retraités que d’employés). Au contraire du marché des services à la personne en pleine croissance. Le papy-boom va de plus en plus demander de l’aide à domicile. Vous pouvez donc très bien avoir une caisse déficitaire et une autre excédentaire, non pas du fait de la cigale et de la fourmi, mais du fait d’une société en mutation, où certains métiers disparaissent et d’autres se développent. S’opposer à cette mutation serait s’opposer à la croissance. Il faut au contraire, accueillir cette mutation qui enrichie la nation tout en exigeant des gagnants qu’ils compensent les perdants, de sorte que tout le monde y gagne un peu.
Ce partage de risque entre les différents corps de métier requiert la fin des régimes spéciaux.
P.R.: L’origine de ce déficit fait aussi débat. Les partenaires sociaux estiment qu’il ne provient pas d’un problème démographique, mais d’un manque de recettes provoqué par l’État. Est-ce vrai ?
J.M.: L’effet pyramide des âges est indéniable. Il est violent. S’y sont confrontés différents gouvernements avec plus ou moins de courage, de ténacité et de dialogue social au cours des trois dernières décennies (réformes Balladur en 1993, Fillon en 2003, Woerth en 2010, Touraine en 2013 et Phillipe en 2019). L’exercice est périlleux, et est à juste titre toujours craint par l’exécutif tant le parcours est semé d’embuches (échec du plan Juppé en 1995, grandes manifestations de 2003, 2010 et 2019).
Un français sur quatre est à la retraite actuellement. C’est deux fois plus qu’en 1989, quatre fois plus qu’en 1972, et six fois plus qu’en 1960. Dans la France des années soixante, un Français sur vingt était à la retraite, aujourd’hui c’est un sur quatre.
L’effet baby-boom n’est pas notre unique défi. Aux USA, le baby-boom a été encore plus vigoureux. Mais grande différence, ce pays compte actuellement 3 actifs en emploi par retraité. Chez nous, ce n’est que 1,7. Pourquoi ? Parce qu’ils ont le plein emploi (3,5% aux États-Unis, 8,6% en France) et l’immigration. Tandis que de notre côté nous avons une stagnation de la proportion d’actifs en emploi (43% aujourd’hui comme dans les années 1960).
Autre écueil, les Français bénéficient d’une espérance de vie à 60 ans qui excède de plus de deux ans celle des Américains, mais partent à la retraite six ans plus tôt.
Donc, pour répondre à votre question, le déficit résulte avant tout de la démographie, dans la mesure où s’il y avait toujours que 5%, 10% voire 15% (1996) de retraités il n’y aurait pas de crise majeure du financement des retraites. C’est bien la démographie, mais ce n’est pas que le baby-boom. Les USA sont un contre-exemple. Les causes démographiques sont multiples : explosion de la proportion de retraités (de 5% en 1960 à 25% aujourd’hui), stagnation du nombre d’actifs (43% aujourd’hui comme dans les années 1960) et allongement de la durée de vie.
Les années de vie à la retraite se sont allongées de neuf ans en un demi-siècle. En 1968, les Français partaient à la retraite à 64 ans. À cette époque, l’espérance de vie à 60 ans était de 16 ans pour les hommes et 20 ans pour les femmes. Aujourd’hui, les Français prennent dans l’ensemble leur retraite deux ans plus tôt (l’âge minimum de départ est fixé à 62 ans et l’âge effectif se situe à 61,7 ans du fait des dispositifs de retraite anticipée), et l’espérance de vie à 60 ans a progressé de sept ans (pour les hommes comme pour les femmes). La France détiendrait ainsi le record du temps passé à la retraite des pays développés. D’une durée espérée de 25 ans environ pour les nouveaux retraités, celui-ci excède en moyenne de cinq ans celui des autres pays de l’OCDE, et de six ans celui des autres pays européens.
Donc ma réponse est claire : le déficit résulte principalement de la démographie (au sens large).
La situation va continuer de se dégrader, même au-delà du papy-boom. Le ratio cotisant-retraité est de 1,7 aujourd’hui, il atteindra 1,5 en 2040 et 1,3 en 2070. Vous imaginez ? 4 actifs financeront 3 retraites !
P.R.: Quelle option choisir alors pour équilibrer le système ?
J.M.: La question de l’équilibre est importante, mais elle me parait, somme toute, secondaire. L’équilibre, consiste à regarder si l’on dispose de suffisamment de recettes pour financer les dépenses. C’est une question de volume, un effet quantité. Elle est importante, certes. Mais il y a une autre question encore plus importante, qui est celle de la composition des recettes, l’effet qualité.
Permettez-moi de prendre un peu de hauteur par rapport aux chiffres pour m’intéresser davantage à une problématique de fond relative au fonctionnement de notre société. Et qui pêche par son lien entre retraites et chômage.
Nous avons un système de retraite bismarckien, selon lequel le travail finance la protection sociale. Il est demandé aux travailleurs de parrainer seuls la sécurité sociale de l’ensemble de la population. Avec les ratios cotisants-retraités énoncés précédemment, ce n’est pas tenable.
Pourquoi ? Parce que les charges sociales (patronales et salariales) sont tellement élevées que le coût du travail est à un niveau qui empêche le chômage de se résorber. Or quelle est la première source de pauvreté dans ce pays ? C’est le chômage. Celui-ci frappe des millions de chômeurs qui voudraient un emploi, des millions de travailleurs à temps partiel qui voudraient travailler plus, et des millions de travailleurs à temps plein qui aimeraient négocier de meilleures conditions de travail, mais qui n’osent pas du fait de la menace du chômage. Tout le monde est concerné par ce problème.
Quand je parle de charges sociales élevées. Je vous donne un exemple concret : pour un professeur des écoles avec 5 ans d’ancienneté (dont le salaire net est de 1750 €), il verse autant aux caisses de retraite ! Un professeur certifié proche de la retraite (dont le salaire net est de 2900 €), verse 3 014 € aux caisses de retraite (383 € de cotisation salariale retraite et 2 631 € de cotisation patronale retraite). Quand l’Etat rémunère un enseignant de ce type, il verse plus aux caisses de retraite qu’au salarié.
Deux solutions ont été mises en avant jusque-là.
La première est le recours à la CSG. Mise en place en 1991 par le gouvernement Rocard, elle n’a cessé d’être augmentée depuis, pour élargir le cercle de ceux qui financent les retraites au-delà des travailleurs, et selon des proportions de plus en plus importantes. Les retraités eux-mêmes sont mis à contribution. Certains sont mécontents au point de gonfler les rangs des gilets jaunes.
Notre système par répartition est d’ores et déjà édulcoré au point que les cotisations salariales et patronales ne financent plus que deux tiers des retraites. Le tiers restant, ainsi que le Fonds de solidarité vieillesse, sont financés par la CSG et d’autres impôts divers. La charge du contribuable est en constante augmentation et, de manière légitime, nombre de citoyens sont sensibles à la refonte d’un système de retraite qui absorbe plus d’un quart des dépenses publiques annuelles, soit plus que l’assurance-maladie et plus de quatre fois le budget régalien (défense, sécurité, justice).
La seconde est l’allègement de cotisation sur les bas salaires. Cela parait logique puisque le chômage touche le plus fortement les gens peu qualifiés. C’est donc autour du smic que les cotisations salariales et patronales ont été réduites ces dernières décennies (si un enseignant coûte deux fois plus cher à l’Éducation nationale que son salaire net, un salarié au smic ne coûte que 25% de plus à son employeur).
Mais cela ne suffit pas. Car le coût du travail restant élevé sur les postes qualifiés, pas assez de postes sont créés et une partie des gens qualifiés se rabattent sur des postes qui le sont moins. C’est un effet boule de neige le long de la pente des qualifications. À l’arrivée, autour du smic, on obtient un véritable goulet d’étranglement.
À mon sens le lien entre financement des retraites et chômage n’a pas été assez mis en avant. Beaucoup de gens dans ce pays pensent œuvrer pour le bien commun en luttant contre les réformes. Ils sont majoritairement de bonne foi, mais semblent ignorer que se faisant, ils jouent contre les chômeurs. La réforme des retraites est l’opportunité d’en débattre.