Faut-il proscrire le trading haute fréquence ?

Les médias nous dépeignent une situation anxiogène : nos marchés financiers seraient livrés à des machines… 

Aujourd’hui, la majorité des opérations de marché sont accomplies par des ordinateurs. Cette automatisation résulte de la concurrence entre établissements financiers. D’une part, les traders coûtent cher. Leurs employeurs sont donc incités à les remplacer par des robots. D’autre part, ici plus que partout ailleurs, le temps c’est de l’argent. L’établissement qui possède les machines les plus puissantes et les algorithmes les plus alertes peut donc le premier tirer profit d’un écart de prix d’une place boursière à l’autre. La course aux gains prend la forme d’un sprint technologique. Les différences de cotations d’un endroit à l’autre sont aujourd’hui rectifiées plusieurs fois par seconde. Pour cette raison, on parle de « transactions à haute fréquence ».

Cette automatisation est-elle néfaste ou bénéfique ? Les deux. Commençons par voir pourquoi. Nous déterminerons ensuite quel effet l’emporte sur l’autre.

Comme on peut s’y attendre, cette mutation n’est pas sans poser problème. Pour commencer, nous pourrions nous apitoyer sur le sort du trader dont l’activité est robotisée et qui n’a d’autre choix que de se requalifier. Mais il faut reconnaitre que son profil et sa formation lui permettent de s’adapter avec bien plus d’aisances que l’ouvrier à la chaine autrefois déclassé par la mécanisation des ateliers de l’industrie textile ou automobile.

Le désagrément qui fait couler le plus d’encre sur le thème est que les machines de trading les plus rapides sont employées à manipuler les cours boursiers. Cet usage constitue un délit. Le problème est que les autorités de marché sont insuffisamment équipées pour correctement appréhender le phénomène. En évitant d’entrer dans des considérations techniques, disons que c’est un peu comme si les gendarmes utilisaient encore des bicyclettes pour poursuivre des voitures de course.

Une pratique fréquente de manipulation consiste à gonfler artificiellement l’offre ou la demande de titres puis à se rétracter au dernier moment. Par exemple, en remplissant le carnet d’ordres de vente de milliers d’actions, le marché s’oriente à la baisse. Il ne reste plus qu’à annuler ces ordres et à acheter les actions au meilleur prix. Les établissements financiers qui ne possèdent pas l’armada technologique se font avoir, de quelques centimes par titre. Quant à la concurrence bien équipée, ses algorithmes sont ralentis par l’analyse de milliers d’ordres fictifs. Remarquons que la pratique de nuisance auprès de la concurrence, bien que néfaste à l’échelle collective, dépasse de loin le champ de la finance et s’observe dans tout type d’industrie.

Un autre procédé courant, qui s’apparente à un comportement de prédation, consiste à déceler les titres qu’un fonds de pension s’apprête à acheter pour en faire l’acquisition avant lui et les lui revendre plus cher. Encore une fois, les prix sont modifiés de quelques centimes. C’est l’effet volume et la répétition de telles manœuvres qui rendent l’exercice profitable.

Cette manipulation peut avoir un impact d’envergure, comme l’illustrent deux faits divers qui confondent l’entendement et sont racontés dans la collection : La finance au cœur de nos vies.

La forme que prend cette course technologique pose par ailleurs certains problèmes. D’une part, la production des algorithmes accapare des légions d’informaticiens inventifs et de statisticiens capables de traiter les données à grande échelle (« big data »). Tant que nos sociétés ne forment pas assez d’ingénieurs dans ces disciplines, cette ressource est confisquée à d’autres branches industrielles. D’autre part, la compétition prend parfois une tournure ridicule. La volonté d’accélérer la vitesse de communication, qui est d’ores et déjà proche de celle de la lumière, entre les marchés de Chicago et de New York, donne lieu à des dépenses en infrastructure démesurées comparativement à leurs effets. En témoigne le déboursement de 300 millions de dollars par l’entreprise Spread Network pour relier les places boursières par un nouveau câble de fibre optique dans l’unique but de grappiller 1,5 microseconde par rapport à l’équipement précédent. On ne peut qu’espérer que ces investissements nourrissent des avancées technologiques qui auront un jour des applications plus rentables socialement. Voilà pour l’aspect néfaste de la pratique.

Ce que les médias ne disent pas, c’est que cette automatisation est aussi bénéfique. Cela pour au moins quatre raisons. Premièrement, les algorithmes peuvent détecter des anomalies de marché que les humains ne peuvent pas déceler du fait de capacités cognitives et de calculs limitées. Deuxièmement, le trading haute fréquence perfectionne l’uniformisation des prix à l’échelle planétaire, ce qui libère les entreprises dans leurs choix de fournisseurs et leur permet de se focaliser davantage sur leur corps de métier. Troisièmement, il a été prouvé qu’il améliore la liquidité des marchés[1]. Quatrièmement, il réduit considérablement les coûts de transaction. Rien qu’entre 2001 et 2011, ces coûts ont fondu au bas mot de moitié, et certains d’entre eux ont même été divisés par cinq[2].

Le trading haute fréquence est-il plus néfaste que bénéfique ?

De nombreuses études universitaires ont été menées sur cette question. Il n’est pas facile d’y répondre. Comme nous l’avons vu, les investisseurs bénéficient d’une miniaturisation des frais d’exécution, mais sont en proie à une manipulation de cours. Les deux dernières comparaisons académiques les plus documentées sur le thème penchent pour un apport positif qui l’emporterait sur le négatif[3].

Par ailleurs, et pour dépassionner le débat, précisons que les gains liés à cette pratique sont beaucoup plus modestes que ce que l’on pourrait croire[4]. Les premiers opérateurs à l’avoir utilisé ont empoché beaucoup d’argent. Mais ils ont très vite été rejoints par d’autres et les profits ont fondu avec la concurrence. L’industrie du trading haute fréquence se retrouve embarquée dans une bataille sans merci pour gagner en rapidité d’exécution. Cette course technologique coûte de plus en plus cher et rapporte de moins en moins. De nombreux fonds spéculatifs n’ont d’autres choix que de mettre la clé sous la porte. Le fait de repérer une entreprise dont le prix de l’action va s’apprécier avec le temps restera toujours plus profitable que de faire des centaines de milliers d’aller et retour sur un titre dont les algorithmes n’ont aucune idée de la réalité économique sous-jacente. À ce propos, le conseil de Warren Buffet, le plus riche boursicoteur du monde, sonne comme une sagesse populaire : « N’investissez jamais dans une entreprise que vous ne comprenez pas ».

Le jour où les recherches académiques conclueront que les inconvénients inhérents aux transactions à haute fréquence excèdent leurs avantages, les autorités de régulation banniront sans doute la pratique. En attendant, bien qu’ayant déjà évoqué cette possibilité, elles préfèrent encourager des procédures alternatives plutôt que d’imposer une interdiction pure et simple. En juin 2016, les autorités de Wall Street permettent la mise en place d’une plate-forme d’échange parallèle qui empêche la transmission d’ordres à très grande vitesse. Le nouveau marché, baptisé IEX, introduit un délai artificiel d’un tiers de seconde entre la demande et l’exécution de chaque ordre. Un laps de temps qui semble incroyablement court aux yeux d’un humain, mais qui représente une éternité pour les ordinateurs.


[1] Voir Menkveld, A. J., T. Hendershott et C. M. Jones (2011) : “Does Algorithmic Trading Improve Liquidity?”, Journal of Finance 66, 1-33
[2] Voir Figure 2 dans Albert J. Menkveld (2016) : “The Economics of High-Frequency Trading: Taking Stock”, Annual Review of Financial Economics, Volume 8
[3] Voir le chapitre 9 de Imad Moosa (2015) : « Good Regulation, Bad Regulation: The Anatomy of Financial Regulation », Palgrave Macmillan ; et le survey de Menkveld, A.J. (2016) : “The Economics of High-Frequency Trading: Taking Stock”, Annual Review of Financial Economics, Volume 8
[4] Moosa, I. et V. Ramiah (2015): “The profitability of high-frequency trading: is it for real?”, in GN Gregoriou (ed.), Handbook of high frequency trading, Academic Press, London, UK, ch. 2, pp. 25-45; et Kearns, M., Kulesza, A., Nevmyvka, Y. (2010) : “Empirical Limitations on High Frequency Trading Profitability”, Journal of Trading, Fall