Espérance de vie et finance

L’espérance de vie de l’humanité a plus que doublé en un siècle : elle est passée de 34 ans à la veille de la Première Guerre mondiale, à 71 ans aujourd’hui[1]. Elle a augmenté de 5 ans depuis l’an 2000, et l’on projette qu’elle gagne encore 7 ans d’ici 2050[2]. La finance a joué, et continuera de jouer, un rôle prépondérant dans cette prodigieuse avancée.

Divers facteurs ont permis l’accroissement soutenu de l’espérance de vie au cours des derniers siècles : accès à l’eau potable, amélioration de la nutrition et de l’hygiène, contrôle efficace des naissances, immunisation, etc. Comme on peut s’y attendre, on observe une forte corrélation entre l’espérance de vie d’une nation et son PIB par habitant[3]. Dans les pays développés, comme la France, où les questions d’accès à l’eau potable et d’hygiène sont réglées depuis fort longtemps, c’est principalement à l’innovation médicale et pharmaceutique que nous devons la poursuite de ce progrès. Cette innovation qui profite déjà aux pays riches et qui, d’ici quelques décennies tout au plus, ruissellera le long des canaux de la mondialisation jusque dans les contrées les plus pauvres du globe.

En quoi l’innovation médicale et pharmaceutique est-elle liée à la finance ?

Pour répondre à cette interrogation, il convient au préalable de clarifier ce qu’est l’innovation. Une innovation est une invention diffusée (le plus souvent commercialisée)[4]. Le grand public, et particulièrement le microcosme universitaire, a souvent tendance à ne valoriser que l’aspect créatif du processus, c’est-à-dire l’invention, pour négliger le versant de sa diffusion. L’invention la plus ingénieuse et audacieuse qui soit n’est pourtant d’aucune utilité collective tant qu’elle n’est pas popularisée.

Il a par exemple fallu attendre le milieu des années 1950, pour que l’autocuiseur s’introduise dans les cuisines de l’Hexagone tandis que sa création est antérieure à la Révolution française. Nous la devons au physicien français Denis Papin (1647-1712). Et sa démocratisation dans nos foyers, effectuée près de trois siècles plus tard sous l’appellation « cocotte-minute », à l’équipementier domestique SEB. D’autres entreprises se sont bien risquées antérieurement à distribuer l’ustensile de cuisine. Mais sans succès. Son prix restait trop élevé. Et son maniement dangereux ou trop délicat. L’histoire des innovations regorge d’anecdotes de ce genre, qui illustrent le décalage temporel entre une invention et sa diffusion.

C’est précisément sur le second paramètre de l’innovation — la diffusion —, que le rôle de la finance se fait sentir. Sur le premier — l’invention —, elle n’en exerce pas réellement. Les sociétés communistes sont a priori tout aussi capables de découvrir et d’inventer que les sociétés capitalistes. Par contre, quand il s’agit de diffuser, la différence entre les deux modes d’organisation sociale est décisive. L’économie de marché dispose d’un outil de diffusion sans pareil : la commercialisation. Nous aurions tort de n’y voir qu’une exploitation mercantile et triviale de l’invention, car elle en est le moteur.

Pour cette raison, l’innovation est envisagée de manière diamétralement opposée par les investisseurs ayant une expertise dans le financement des start-up. Leur vision pragmatique valorise davantage la commercialisation que l’invention. Souvent experts des secteurs auxquels ils s’intéressent, ils clament volontiers que : « des idées de création, tous les spécialistes en ont » ; et aiment à se répéter que la qualité de l’équipe entrepreneuriale compte plus que celle du projet. Faut-il préciser combien l’écrasante majorité des start-up échouent ? La tâche des investisseurs consiste à identifier les programmes à la fois susceptibles d’ouvrir des débouchés au commerce et portés à bout de bras par une équipe prometteuse. La diffusion ne requiert peut-être pas l’ingéniosité de l’inventeur, mais représente tout de même un parcours semé d’embuches.

La vie tout entière de Leonard de Vinci (1452-1519), considéré comme l’un des plus grands inventeurs de tous les temps, n’aurait sans doute pas suffi à commercialiser un dixième de ses inventions. Ces épures ne posent jamais le problème de la force motrice. Son hélicoptère s’envolerait comme une toupie, son scaphandrier s’asphyxierait, son bateau à aubes n’avancerait pas et son parachute en pyramide s’enroulerait sur lui-même. Les technologies de l’époque ne permettaient pas de fabriquer de tels engins. Commercialiser une invention, ce n’est pas uniquement disposer un article sur l’étal d’une boutique. C’est lui conférer le réalisme, le caractère opérationnel et l’accessibilité nécessaires à son adoption par le grand public.

En ce qui concerne l’innovation pharmaceutique, nous avons donc d’un côté l’invention, c’est-à-dire l’identification des principes actifs du remède, et de l’autre sa commercialisation qui nous permet de trouver le médicament chez notre pharmacien.

L’invention s’effectue en plusieurs étapes. En amont, la recherche fondamentale est conduite depuis les laboratoires universitaires, où de brillants cerveaux s’efforcent de mettre en lumière les causes sous-jacentes à une maladie et de déterminer une cible biologique pour son traitement, le plus souvent un gène ou une protéine.

Ensuite, la recherche appliquée éprouve des milliers de molécules afin de déceler celles qui ont les bons attributs. Lorsqu’une molécule prometteuse est découverte, on procède à des essais précliniques, d’une durée de 3 à 6 ans, puis cliniques, de 6 à 7 ans. Ces tests permettent de vérifier l’innocuité de la substance, ses mécanismes d’action, sa toxicité ou ses effets secondaires potentiels. La très grande majorité des molécules sont abandonnées à ce stade. Les rares d’entre elles qui subsistent passent une dernière étape. Celle des autorités règlementaires qui statuent sur la commercialisation du remède. Il faut encore attendre entre 6 mois et 2 ans. Ce processus de mise au point d’un médicament à partir des résultats de recherche fondamentale est donc à la fois lent, généralement entre 12 et 15 ans[5], mais aussi extrêmement coûteux. Un milliard d’euros sont dépensés en moyenne pour financer la recherche et le développement d’un nouveau produit[6]. Cette activité est principalement effectuée par le secteur privé, fait de petites entreprises novatrices en biotechnologie et de grands groupes pharmaceutiques.

La raison de cette répartition des tâches est assez simple à comprendre. L’efficacité de l’innovation pharmaceutique repose sur deux ingrédients : le partage des connaissances et la mise en concurrence. Le partage du savoir est primordial si l’on veut qu’il bénéficie au plus grand nombre. Le théorème de Pythagore doit pouvoir s’utiliser aux quatre coins de la planète, sans aucun brevet ni droit de propriété. La concurrence permet quant à elle d’inciter à l’effort et de stimuler la qualité. Lorsqu’elle s’inscrit en matière de profits, elle encourage en plus la réduction des coûts de développement, ce qui magnifie la diffusion de l’invention. C’est dans ces circonstances que l’argent et la finance jouent un rôle prépondérant dans notre avancée médicale.

Le problème est que ces deux ingrédients sont incompatibles : des acteurs placés en compétition les uns avec les autres refuseront de communiquer le secret de leurs découvertes. Notre communauté doit donc opérer à un arbitrage entre ces deux mécanismes. Or, plus on descend dans le processus d’innovation pharmaceutique et plus la prévalence du second ingrédient sur le premier se fait sentir.

Au niveau de la recherche fondamentale, l’argent n’est pas indispensable pour inciter les protagonistes à l’effort. Le chercheur universitaire est pleinement conscient de son rôle actif dans la lutte contre telle ou telle maladie. Il n’a pas besoin d’un environnement concurrentiel pécuniaire pour se dévouer corps et âme à son travail. Quand bien même il serait l’unique spécialiste mondial d’une maladie donnée, il exercerait son métier avec autant de passion. La satisfaction de participer à l’amélioration du confort de l’humanité, ou même la reconnaissance sociale d’inscrire son nom dans l’histoire des sciences (ce qui pour certains est vécu comme le fait de s’extirper par le haut de la compétition scientifique avec leurs pairs), lui suffit amplement. On retrouve l’analogie (développée ici) avec notre exemple du pompier qui ne marque pas moins d’enthousiasme à éteindre un feu dans une société communiste que capitaliste.

Plus on descend le long de la séquence de l’innovation, et plus on fait intervenir de gens et de métiers spécialisés. Les effets de la concurrence pour une récompense matérielle gagnent alors en importance. En bout de course, les chaines de montage qui empaquètent les pilules dans une boite de médicaments sont plus rapides et efficaces lorsqu’elles sont mises en place par des industriels intéressés aux profits que par des fonctionnaires dont la rémunération est indépendante de la productivité. On retrouve l’analogie (développée ici) avec notre exemple de système d’alarme incendie.

La formidable augmentation de l’espérance de vie de l’humanité n’est pas uniquement le fruit d’inventions. Elle l’est également de la commercialisation d’instruments issus de la physique, de la chimie et de l’informatique dont sont dotés aujourd’hui nos hôpitaux. Ces appareils ont littéralement métamorphosé la science du diagnostic (échographie, électroencéphalogramme, scanner), ouvert la voie à de nouvelles interventions chirurgicales (greffes, poses d’implants comme le pacemaker) et élargi la possibilité de procréer (fécondation in vitro). Nous devons la commercialisation de ces instruments à des groupes industriels engagés dans une course au profit et qui pour ce faire rachètent les brevets de milliers de start-up, dont chacune apporte sa petite pierre à l’édifice technologique.

C’est le cas de tous les appareils médicaux de pointe. Comme l’imagerie par résonance magnétique (IRM), qui permet de repousser aujourd’hui comme jamais la frontière du diagnostic pour la détection et le suivi des cancers. Son histoire est jalonnée du travail de milliers de chercheurs, dont cinq prix Nobel de physique (décernés en 1943, 1944, 1952 et 1981), deux prix Nobel de chimie (1991 et 2002), un prix Nobel de médecine (2003), et une trentaine de chercheurs récipiendaires du prix européen de résonance magnétique (EMRA). Sans ce formidable travail de recherche fondamentale, nous resterions incapables de visualiser l’activité de notre cerveau, de notre moelle épinière ou de localiser une tumeur ou une simple rupture ligamentaire. Ce travail, bien que nécessaire, n’est toutefois pas suffisant pour qu’il puisse bénéficier au plus grand nombre. Pour cela, encore faut-il que l’industrie de l’imagerie médicale se livre à une âpre concurrence pour perfectionner les équipements et tirer les prix vers le bas. Cette industrie est à l’origine d’une véritable prouesse de démocratisation technologique. En France, rien qu’au cours des dix dernières années, le nombre d’appareils IRM a triplé[7]. Le processus, si onéreux il y a encore quelques années à peine, s’est popularisé dans de telles proportions que même les animaux de compagnies y ont désormais accès. Cette accessibilité à tous ne résulte pas davantage de la volonté de servir les autres que de la course aux profits. La perspective de profit crée une forte cohésion autour du projet industriel. L’appât du gain encourage des entrepreneurs à l’origine de start-up ou de grands fabricants, comme General Electric ou Siemens, de constituer de toutes pièces des équipes capables d’améliorer à la marge la qualité des logiciels, des calculateurs, des antennes ou des aimants, qui composent le dispositif IRM. Comme dans l’industrie informatique, l’amas de ces minuscules améliorations tire sans cesse le prix des anciens appareils vers le bas.

Le rôle de la finance, qui a pour objet l’organisation du voyage de l’argent dans le temps et dans l’espace (comme expliqué ici), ne s’arrête pas là. À l’origine d’une start-up engagée dans un processus d’innovation se trouve généralement une poignée d’entrepreneurs convaincus de la viabilité de leur projet (d’un « optimisme aveugle », diront certains), et qui n’hésitent pas à démissionner d’un poste correctement rémunéré pour se jeter dans une aventure entrepreneuriale au sein de laquelle ils ne percevront plus aucun salaire. Parmi eux figurent bien souvent des professionnels qui ne parviennent pas à persuader leur employeur de miser sur leur idée, et qui décident de franchir le Rubicon en s’établissant à leur compte pour la développer. Cette prise de risque, jugée excessive par leur entourage, est rationalisée par un possible enrichissement personnel.

L’argent, en tant que récompense, joue dans notre société le rôle d’un puissant moteur d’incitation à l’effort et à l’engagement dans des sentiers hors-piste. Sans lui, notre avancée médicale n’aurait pas la même envergure. Chanter les louanges de notre progrès médical, en affichant par ailleurs un mépris de l’activité mercantile, comme aiment à le faire certains intellectuels, témoigne d’un manque de recul. Notre histoire démontre combien l’avancée médicale et le commerce sont intimement liés.

C’est aussi l’appât du gain qui pousse des acteurs de divers horizons à mêler leur effort dans un projet commun. Cette interconnexion entre différents corps de métiers s’illustre magistralement par le prochain défi majeur qui attend l’industrie pharmaceutique contemporaine : les mégadonnées (« big data »). Au cours des décennies à venir, nous allons profiter d’avancées extraordinaires de connaissances en matière de santé. Ces avancées seront le fruit de l’exploitation scientifique de données de masse issues des objets connectés, des réseaux sociaux et du séquençage génomique. Les universités vont, entre autres, devoir pousser la frontière des connaissances mathématiques et statistiques liées à leur analyse. De leur côté, les compagnies pharmaceutiques privées vont devoir s’allier avec une multitude de start-up de biotechnologie (qui doivent en grande partie leur existence à la finance de marché[8]). Et même avec les géants du web. Google a par exemple démontré son incroyable capacité à localiser l’épidémie de grippe H1N1 à partir d’une analyse statistique de mots clés en 2008[9]. C’est aux promesses de profits qui y sont associées, que nous devrons une partie du progrès médical à venir.

En somme, la raison pour laquelle notre société actuelle se montre particulièrement performante dans l’innovation médicale tient à son organisation qui confie adroitement tout ou partie du processus d’invention (recherche fondamentale) aux universités et le processus de diffusion (recherche appliquée et fabrication) à l’industrie privée. La finance sert, indirectement via le vecteur de l’argent, l’efficacité de la commercialisation et donc, en amont, de l’innovation. Un État s’opposant à l’économie de marché serait bien incapable d’initier à lui seul, la révolution thérapeutique qui nous attend.


[1] Max Roser (2016) — « Life Expectancy ». Published online at OurWorldInData.org.
[2] United Nations, Department of Economic and Social Affairs, Population Division (2015). World Population Prospects: The 2015 Revision, Key Findings and Advance Tables. Working Paper No. ESA/P/WP.241.
[3] Voir la Figure 7 de Max Roser (2016) — « Life Expectancy ». Published online at OurWorldInData.org.
[4] L’innovation est un phénomène multiforme et complexe pour lequel il n’existe pas de définition recueillant l’unanimité. Selon l’Encyclopédie Universalis : « Dans une acception large, l’innovation peut être assimilée à tout changement introduit dans l’économie par un agent quelconque et qui se traduit par une utilisation plus efficace des ressources. »
[5] Frank A. Sloan et Chee-Ruey Hsieh, « The Effects of Incentives on Pharmaceutical Innovation », Incentives and Choice in Health Care, MIT Press, 2008, p. 238.
[6] Christopher Paul Adams et Van Vu Brantner (2010), « Spending on New Drug Development », Health Economics, vol. 19, p. 130-141.
[7] En France, on dénombrait respectivement 237 et 726 dispositifs IRM en 2003 et 2014. Soit un ratio respectif de 3,83 et 11 dispositifs IRM par million d’habitants.
[8] De nombreuses étapes et mode de financement jalonnent le parcours d’une start-up avant son introduction en bourse (crowd-funding, business angels, venture capitalists, etc.). Ces divers stades propres au monde de la finance constituent des tours de « sélection naturelle »  ayant pour but de séparer le bon grain de l’ivraie.
[9] Ginsberg, Jeremy ; Mohebbi, Matthew H. ; Patel, Rajan S.; Brammer, Lynnette; Smolinski, Mark S.; Brilliant, Larry (2009): « Detecting influenza epidemics using search engine query data », Nature, 457 (7232), 1012–1014.