Nombre d’intellectuels affichent un profond mépris pour l’argent[1]. Une des raisons est qu’il symbolise à leurs yeux ce qui peut éloigner l’individu du bien commun. L’argent constitue pourtant un instrument sans pareil pour faire coïncider l’intérêt individuel avec l’intérêt général …
Au sein d’une société harmonieuse, chacun fait de son mieux dans l’exercice de son métier pour servir ses semblables. Il en est ainsi du médecin, de l’instituteur et du pompier qui pratiquent leur activité pour d’autres valeurs que le salaire qu’ils versent. Ce n’est bien entendu pas uniquement pour l’argent que le pompier, le soldat ou le policier accepte délibérément de risquer sa vie dans l’exercice de ses fonctions. Les normes sociales, telles que le sens du devoir ou la fierté de servir la communauté, se substituent en grande partie au revenu en tant que récompense de l’effort effectué. Ces normes sont d’autant plus efficaces pour encourager les comportements qui servent l’intérêt collectif, que la taille du groupe n’est pas sujette à l’anonymat individuel et que l’action est directement observable.
Le problème est que certains métiers ne confèrent pas la reconnaissance sociale suffisante pour inciter pleinement à l’effort. Un artisan-boulanger dont le revenu ne dépendrait pas du nombre de pains qu’il parvient à vendre se lèverait un peu moins tôt que ses homologues (à moins qu’il ait un supérieur hiérarchique pour l’y contraindre). Car après tout, il n’est pas très confortable d’avoir à s’extirper du lit tous les jours avant l’aube pour s’installer au fourneau ni de vivre en perpétuel décalage horaire avec ses proches. La rémunération monétaire permet une récompense d’ordre « matériel » (entendu ici au sens large en ce qu’elle peut aussi être utilisée pour l’achat d’un service). L’argent constitue donc un formidable complément à la reconnaissance d’ordre social ou sentimental pour inciter l’individu à servir l’intérêt du groupe[2].
Il est extrêmement délicat de faire l’impasse sur ce complément. Prenons le cas des sociétés communistes. Celles-ci ne reconnaissent pas la propriété privée et empêchent donc la récompense d’ordre matérielle. Du moins en théorie[3]. Au contraire des sociétés capitalistes qui l’utilisent à souhait (et en certains endroits de manière excessive). En vertu des normes sociales dont il est question plus haut, un pompier ne mettra pas moins d’enthousiasme à éteindre un feu dans une société communiste que capitaliste. Par contre, une société capitaliste, en ce qu’elle permet la récompense matérielle, sera plus à même d’orchestrer la création d’un système d’alarme incendie innovant, qui requiert l’agrégation d’efforts exercés par une multitude de personnes (dont aucune d’entre elles ne se sent investie d’une mission aussi importante que celle du pompier), et employées dans des activités très diverses (conception, fabrication, transport, installation, maintenance, etc.). C’est sans doute la principale raison pour laquelle les sociétés communistes ont été et demeurent incapables d’améliorer le confort de leurs « camarades ».
L’impasse sur ce complément explique également pourquoi les nations communistes finissent inexorablement par adopter un régime totalitaire. Une société qui ne parvient pas à inciter ses citoyens à œuvrer librement pour le bien commun a le choix entre deux options : l’éclatement ou l’usage de la force. Vous ne pouvez pas avoir un artisan-boulanger à la fois libre de se rendre ou non à son travail et dont le revenu ne dépend pas du nombre de pains qu’il parvient à écouler. Les sociétés communistes qui n’éclatent pas n’ont d’autres choix que de forcer leurs citoyens dans leur activité de production. Quitte à en envoyer certains devant le peloton d’exécution.
En somme, une des raisons de l’échec cuisant du communisme en matière de croissance économique est qu’il repose sur l’utopie de l’égalité des conditions. Or cette utopie occulte une caractéristique humaine fondamentale : seule l’idée d’une reconnaissance (sociale ou sentimentale) ou d’une récompense (matérielle) peut convaincre un individu de sortir volontairement de sa zone de confort pour fournir un effort, ou accepter de courir un risque, qui sert la collectivité. Pour le dire autrement, et de manière plus conceptuelle, l’erreur fondamentale des sociétés communistes est de confondre la lutte pour l’égalité des chances — qui permet à tout un chacun d’être récompensé dès lors qu’il exerce un effort qui sert l’intérêt général — avec celle de l’égalité des conditions — qui au contraire interdit cette récompense dès lors qu’elle prend la forme d’accès à une ressource. Cette erreur explique en partie que les mouvements migratoires entre société communiste et capitaliste ne se sont toujours effectués que dans un sens.
Lorsque les autres formes d’encouragement font défaut, l’argent constitue donc un formidable outil d’alignement de l’intérêt individuel avec l’intérêt général. Mais l’argent a aussi l’inconvénient de ses qualités. La consommation ostentatoire en est une des nombreuses manifestations. Au contraire, certains comportements exclusivement motivés par l’appât du gain peuvent s’avérer néfastes à notre collectivité. L’observation de ces comportements nourrit la vision négative de l’argent mentionnée plus haut, et par ailleurs partagée par nombre de nos compatriotes. Il faut toutefois davantage y voir un détournement du système de reconnaissance ou de récompense qu’un défaut exclusif de l’argent. Les tragédies grecques et romaines sont pleines de récits où les protagonistes usent de tromperie en tout genre pour accéder à des gratifications d’ordre social ou sentimental.
Sur le plan de l’organisation sociétale, l’argent est un instrument. Il revient à l’État de veiller à son bon usage pour aligner l’intérêt individuel avec l’intérêt général. Cette veille passe par l’encadrement de nombreuses pratiques, comme l’interdiction de vente d’armes à feu aux particuliers ou d’alcool aux mineurs. Elle passe aussi par une régulation intelligente des marchés financiers, comme expliqué dans la collection : La finance au cœur de nos vies.
[1] Je ne dispose d’aucune donnée sur le sujet. Mon sentiment (et je ne suis pas à l’abri d’une erreur d’appréciation) est qu’en France, ils sont majoritaires parmi les universitaires de disciplines aussi diverses que la sociologie, l’anthropologie, les arts plastiques ou les mathématiques, pour ne citer que ces disciplines.
[2] Par la simple poursuite de son intérêt, notre boulanger finit par servir les autres, quand bien même cela n’était pas son intention initiale. Adam Smith (1723-1790) — considéré comme le père de la science économique moderne — immortalise ce concept en utilisant la métaphore d’une « main invisible » pour désigner cette force qui conduit les individus à satisfaire l’intérêt de la société, alors que leurs intentions véritables relèvent d’une logique individualiste.
[3] Celles-ci ne parviennent jamais à bannir complètement les pratiques d’une société ayant recours à la propriété privée. D’une part, les cadres du parti se concurrencent les uns les autres pour monter dans la hiérarchie afin de pouvoir bénéficier du confort matériel inhérent à leur fonction. Et d’autre part, le peuple dont le quotidien est fait de files d’attente a recours en douce à l’échange de tickets de rationnement, qui constituent de fait une forme illégale de monnaie.
2 réponses sur “L’argent est un puissant moyen de faire coïncider l’intérêt individuel avec l’intérêt général”
Les commentaires sont fermés.