(*Article paru dans le journal Le Monde (25 février 2022))
À deux mois des présidentielles, les candidats s’affrontent sur la question du pouvoir d’achat. Chacun y va de sa propre solution, plus ou moins réaliste. Les compétiteurs s’engouffrent dans cette brèche en faisant semblant d’ignorer que le pouvoir d’achat s’oppose frontalement à d’autres préoccupations citoyennes.
Les sondages indiquent que le pouvoir d’achat est devenu la première préoccupation des Français. Parmi les personnes qui expriment cette inquiétude, on trouve tout type de profil. Du cadre qui renonce à offrir des vacances de ski à ses enfants, au chômeur de longue durée qui éprouve des fins de mois difficile au point de procéder à des arbitrages sur des biens de consommation courante.
En réponse, nombre de candidats à la présidentielle se lancent dans un festival de surenchère électorale (doublement de la rémunération des enseignants pour Anne Hidalgo ; hausse de tous les salaires nets inférieurs à 3 000 euros pour Valérie Pécresse ; revalorisation du Smic à 1 500 euros nets pour Yannick Jadot ; allocation de 1 000 euros pour les étudiants et les jeunes et relèvement des retraites à 1 400 euros minimum pour Jean-Luc Mélenchon ; baisse de la TVA sur les carburants, le fuel et l’électricité et remboursement des péages pour Marine Le Pen…).
La problématique du pouvoir d’achat est particulièrement complexe parce qu’elle lie plusieurs variables macroéconomiques. À commencer par l’inflation qui, selon les prévisions de la Banque de France, sera de 2,5 % cette année et de 1,5 % les deux années suivantes. Promettre une hausse du pouvoir d’achat équivaut donc à s’engager au cours des trois prochaines années à hisser le revenu des Français d’au moins 5,5 %, ne serait-ce que pour contrer les effets de l’inflation.
L’impôt et les cotisations jouent aussi un rôle. Certains candidats appellent à l’allégement fiscal en vue d’augmenter le revenu disponible des ménages. Cela occulte la trajectoire récente de notre économie. À présent que la crise de la Covid-19 s’éloigne, nous sommes censés renflouer les caisses de l’État qui ont largement financé le filet de protection sociale déployé pour amortir la chute de l’économie. Cela en vertu du rudiment de toute politique budgétaire contra-cyclique : creuser le déficit public pour soutenir l’économie en temps de crise ; et améliorer le solde budgétaire lorsque la croissance revient. La première facette (celle des dépenses) a largement été exécutée. Renoncer à la seconde (la collecte des recettes) pourrait bien menacer notre capacité à absorber un choc futur et, en tout état de cause, ne ferait qu’alourdir la dette publique qui pèse sur les épaules des jeunes générations.
Les salaires sont également au centre de l’attention. Le réflexe naturel est de vouloir les augmenter, en particulier les plus modestes. Il convient toutefois de ne pas renchérir le coût du travail. Car selon l’observatoire des inégalités, la première cause de pauvreté dans notre pays est le manque d’emploi (chômage et contrats à temps partiel). Revaloriser le SMIC améliore le quotidien des personnes peu qualifiées qui occupent actuellement un emploi, mais pénalise celles qui sont au chômage. Pour accéder à l’embauche, ces dernières devront prétendre apporter encore plus de valeur ajoutée, sans quoi l’employeur ne sera pas convaincu de recouvrir ses coûts salariaux.
Deux recettes sont avancées pour élever le salaire minimum sans renchérir le coût du travail. Elles comportent néanmoins des écueils. La première demande à ce que le surcoût soit pris en charge par l’État, ce qui nous renvoie au creusement du déficit public abordé précédemment. La seconde appelle à une baisse des cotisations sociales, ce qui se traduirait en bout de chaine par une réduction des pensions de retraite. Or il n’est pas gagné que l’électorat vote pour que du pouvoir d’achat soit transféré des retraités vers les actifs. D’autant que les retraités représentent un quart de la population française et comptent moins d’abstentionnistes que les jeunes.
Au-delà de ces variables macroéconomiques (inflation, impôt, cotisation, salaire et retraite) se trouvent des enjeux sociétaux qui s’opposent de front au pouvoir d’achat.
Le plus important est sans doute l’environnement. Le meilleur moyen de le préserver est de mettre un frein à notre consommation. L’alternative est de changer les modes de production pour les rendre moins polluants. Mais cela coûte cher et se répercute inévitablement sur les prix. Dans les deux cas, on se situe aux antipodes des revendications de hausse du pouvoir d’achat.
On peut également citer le thème de la réindustrialisation du pays. La crise de la Covid-19 a fait naître le sentiment d’un monde excessivement globalisé. Les Français en sont arrivés à la conclusion qu’il faut relocaliser une partie de la production. Là aussi, on est à l’antinomie du pouvoir d’achat qui prône d’aller produire ailleurs pour produire moins cher. Un vélo « 100 % français » coûte par exemple cinq à dix fois plus cher qu’un vélo fabriqué en Chine.
Enfin, en prenant du recul sur cette problématique, se pose la question de la répartition internationale de la valeur ajoutée. Sur le fond, réclamer une hausse de pouvoir d’achat revient à exiger que le fruit de son travail ou de son épargne permette d’acheter plus du fruit du travail des autres. Les Français sont au sommet de la pyramide mondiale de consommation avec un niveau de vie très élevé au regard de ce qui se vit sur d’autres continents. Une grande partie de leur pouvoir d’achat résulte d’une consommation de biens produits à l’étranger et payés avec des salaires de misère. Comme au Ghana, où l’ouvrier qui travaille dans l’extraction de notre aluminium, de nos pneumatiques, et de nos hydrocarbures est rémunéré 7 centimes d’euro de l’heure. Ou comme au Niger, où l’ouvrier des mines d’uranium administrées par des entreprises françaises est rétribué 25 centimes. Eux ne se tourmentent pas de savoir s’ils ont de quoi faire le plein de carburant ou régler leur facture énergétique, car ils n’ont ni voiture ni électricité.
Le pouvoir d’achat préoccupe des millions d’électeurs. Cette crainte est légitime dans un contexte de gonflement du prix de l’énergie et de l’alimentation. En revanche, son traitement ne justifie pas la surenchère électorale à laquelle nous assistons. Les candidats à la présidentielle sont censés nous tirer vers le haut. Ils pourraient se livrer à un travail de pédagogie en exposant qu’outre les mesures d’urgence à destination des citoyens les plus modestes (comme l’indemnité inflation et le chèque énergie), la hausse du pouvoir d’achat peut s’obtenir par des gains de productivité, nécessitant investissements en recherche, en développement et en formation. Ils pourraient par ailleurs engager le pays sur un débat de fond autour de notre politique de la concurrence. Au lieu de cela, ils créent une attente qui sera déçue, ou pire, proposent des solutions susceptibles d’aggraver d’autres inquiétudes citoyennes (environnement, emploi, relocalisation des entreprises, déficit public, dette transmise aux générations futures et lutte contre les inégalités mondiales).