Promesses et danger du Libra*

(*Article paru dans le journal Le Monde, 1er septembre 2019)

Les populations non bancarisées de certaines régions du monde, dont l’Afrique, attendent avec impatience une cryptomonnaie facilement utilisable depuis des téléphones mobiles à faible débit et dont le cours n’est pas aussi instable que celui du bitcoin. Cette demande pourrait bien être satisfaite par la cryptomonnaie que Facebook développe actuellement : le « libra ».

Malgré la grogne des banquiers centraux et de certains gouvernements, les cryptomonnaies ne cessent de gagner du terrain. Il y a quelques années à peine, elles ne retenaient l’attention que de quelques passionnés d’informatique à la recherche de protocoles capables d’opérer des transactions monétaires sans passer par les banques. Aujourd’hui, elles offrent en certains endroits de véritables alternatives aux devises domestiques et bousculent les autorités monétaires. Au point que leur capitalisation avoisine déjà un quart du montant total des pièces et des billets libellés en euro.

La plus populaire d’entre elles, le bitcoin, a été un vif succès mais butte actuellement sur ses bornes. Même s’il a probablement de beaux jours devant lui comme outil de spéculation, il ne constitue qu’un piètre moyen de paiement. Sa volatilité est son talon d’Achille. Son cours joue aux montagnes russes parce qu’il n’est gouverné par aucune banque centrale et n’est adossé à aucun actif (devise, matière première ou titre de dette). Il représente encore une roue de secours pour des populations victimes d’inflation à deux ou trois chiffres (Angola, Egypte, Ghana, Malawi, Mozambique, Nigeria, République démocratique du Congo, Sierra Leone, Soudan du Sud, Soudan, Zimbabwe…), mais il n’en demeure pas moins une roue de secours qui se gonfle et se dégonfle aléatoirement, au gré des mouvements erratiques de l’offre et de la demande mondiales.

Une bataille réglementaire, mais aussi d’opinion. C’est ce problème de fluctuation qu’entend résoudre Facebook en mettant sur le marché une cryptomonnaie adossée à un panier de devises comme le dollar ou l’euro. Le réseau social, qui en moins de cinq ans a atteint une capitalisation boursière excédant celle des trois plus grands fleurons de l’industrie française réunis (LVMH, L’Oréal et Total), envisage de mobiliser les moyens nécessaires pour y parvenir.

Dans cette aventure, il est accompagné d’une vingtaine de multinationales, dont celles qui participent à la mutation de nos comportements de consommation, comme Uber, Spotify et eBay, mais aussi des géants de la sécurisation du paiement : Visa, MasterCard et PayPal. Ce consortium s’engage à rassembler des réserves colossales destinées à contrer les opérations de marché, voire à répondre à d’éventuelles attaques spéculatives, comme le font quotidiennement les banques centrales, pour garantir la stabilité de la devise. Le libra a donc pour objectif de constituer la première devise numérique privée crédiblement stable.

Ce projet est passé au crible par les instances de régulation américaines. S’opère actuellement un bras de fer avec le Congrès, le Sénat, la Banque centrale (Fed) et le gendarme de la Bourse (SEC), car on ne lance pas dans la nature une nouvelle devise capable de déséquilibrer le système financier international sans montrer patte blanche à tous les niveaux. Facebook a d’ores et déjà rassuré sur les moyens de traçabilité offerts par sa cryptomonnaie, que ce soit en matière d’évasion fiscale, de blanchiment d’argent ou de financement terroriste.

D’autres points sont à présent mis sur le tapis, autour du rôle qu’on entend précisément conférer à cette devise dans le secteur financier. Va se jouer ces prochains mois une âpre bataille réglementaire, mais aussi d’opinion. Il n’est pas impossible que l’agenda initial, fixant la mise en circulation du libra à l’horizon 2020, soit repoussé. Dans le cas contraire, quinze pays de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao) pourraient bien connaître cette année-là deux révolutions monétaires : l’une avec la mise en circulation physique de l’éco, qui vise à se défaire du franc CFA (une monnaie héritée de l’ère coloniale); l’autre avec celle, virtuelle, du libra.

Cauchemar pour les uns, mine d’or pour les autres. Pour gagner l’opinion publique, Facebook fait valoir les enjeux liés au déploiement de solutions de paiement dans les pays en voie de développement. Un tiers de la population mondiale n’est pas bancarisée, et ce ratio est doublé en Afrique subsaharienne. La majorité a toutefois accès à un téléphone portable. Le service bancaire mobile s’est accru ces dernières années, au point que nombre de citadins d’Afrique envoient régulièrement de l’argent depuis leur téléphone à un parent situé en zone rurale.

La spécificité du libra est qu’il se destine à s’utiliser depuis des applications mobiles comme WhatsApp ou Messenger, toutes deux propriétés de Facebook, particulièrement présentes en Inde et en Afrique et adaptées à des connexions Internet à faible débit. Les commerçants de contrées qui ne connaissent pas les règlements par carte bancaire sont demandeurs de solutions de paiement dématérialisées si cela peut limiter l’exposition au vol de leur recette quotidienne. Un argument auquel sont sensibles les ONG partenaires du projet. L’une d’entre elles, Women’s World Banking, est par ailleurs convaincue par le potentiel d’amplification de l’inclusion financière des femmes.

Chaque année, la diaspora africaine envoie plus de 60 milliards de dollars (plus de 54 milliards d’euros) vers le continent. En tête des pays bénéficiaires se trouvent le Nigeria, l’Egypte, le Maroc, le Ghana et l’Algérie. Un pays comme le Liberia récolte plus d’un quart de son PIB de cette manière. Le libra projette de concurrencer les intermédiaires financiers qui occupent actuellement le terrain (Western Union, MoneyGram…). L’objectif est également de simplifier le transfert d’argent à travers le globe, pour le rendre aussi aisé que l’envoi d’un courriel.

Pour convaincre les autorités américaines, Facebook fait valoir les enjeux de marché liés au croisement d’informations de paiement avec les données personnelles collectées sur les réseaux sociaux. En plus de géolocaliser en continu les utilisateurs, de connaître leurs habitudes, leurs goûts et l’identité de leurs proches, Facebook souhaite apprendre ce qu’ils font de leur argent. Cauchemar orwellien pour les uns, véritable mine d’or pour les autres. Il n’est pas improbable que le législateur américain se laisse séduire par cette opportunité commerciale. Du temps du développement d’Internet, il avait su se montrer plus accommodant que les instances européennes. Il ne le regrette pas. Trente ans plus tard, tous les GAFA (les géants Google, Apple, Facebook et Amazon) sont américains.

Se posent également des enjeux liés à la surveillance, voire à l’espionnage. Mieux vaut pour le législateur que l’entreprise qui recueille toutes ces informations soit américaine, de sorte à y avoir accès sur simple décision de justice ou gouvernementale. Le siège du consortium est attendu à Genève, en Suisse. Cette localisation en dehors de la juridiction américaine pourrait aussi servir dans les phases de négociations à venir.

Des centaines de millions de clients potentiels. Les instances vont ainsi devoir concilier des enjeux économiques et géostratégiques, d’une part, et des contraintes de régulation monétaire et de protection des données personnelles, d’autre part. Le tout sur fond de campagne active du lobby bancaire, qui ne compte pas se laisser damer le pion sans réagir.

Les banques sont préoccupées par ce projet à plus d’un titre. Il y a de quoi. Dans les pays développés, si les adultes ne semblent pas intéressés outre mesure par un énième moyen de paiement qui viendrait s’additionner à un arsenal déjà bien étendu (carte bancaire, virements, chèques, espèces…), les jeunes générations ne l’entendent pas de cette oreille. Dans un avenir proche, certaines formes de versement, comme les chèques ou l’argent liquide, pourraient bien laisser place au règlement en cryptomonnaie par téléphone mobile.

Dans les pays émergents, les enjeux de long terme sont aussi bien réels. Si la croissance économique mondiale continuait à ce rythme, les populations non bancarisées pourraient bien accéder, d’ici une à deux décennies, au mode de vie actuel des classes moyennes inférieures. Des centaines de millions de clients potentiels pourraient ainsi voir leurs habitudes de paiement façonnées par Facebook, avant même que les banques traditionnelles ne viennent à leur rencontre.

Nul ne sait exactement dans quelles conditions le libra sera déployé en Afrique. Ce qui n’est à l’heure actuelle qu’un projet peut encore changer de nom, de forme, voire être porté par d’autres acteurs si certains membres du consortium actuel se rétractent d’ici là. Ce qui est certain, c’est que la mutation technologique du paiement dématérialisé est définitivement amorcée et que les autorités monétaires africaines vont devoir apprendre à composer avec des cryptomonnaies venues d’autres continents.